Chronique / Le rire noir des affreux-jojos fait signe et sens dans la maison jaune
Dans le sillage des emmerdeurs lucides à la Michel Houellebecq ou à la Philippe Muray, Antonoff, avec «Hulahup», et Quentin Mouron, dans «Vesoul, le 7 janvier 2015», «font avec» un monde devenu fou en «brisant les codes»…
Je ne sais plus quel jour de l’automne 1994, sur un trottoir ensoleillé de saint Germain-des-Prés, au sortir du café de Flore où je venais de parler de son Cantique de la racaille avec le jeune écrivain Vincent Ravalec, celui-ci, devant la vitrine de la librairie La Hune, disparue depuis lors, me dit en me désignant un livre récemment paru chez l’éditeur Maurice Nadeau que j’estimais pour les meilleures raisons: «Tu vois ça, c’est ça qu’y faut lire!».
Un jeune écrivain qui s’efface devant un compère: t’y crois pas! Or, le livre en question s’intitulait Extension du domaine de la lutte, signé Michel Houellebecq, considéré aujourd’hui comme l’un des emmerdeurs le plus intéressants de la littérature française, dont le prochain roman paraîtra en janvier prochain, à peu près en même temps que celui de Quentin Mouron. Même un peu tôt, je vais casser l’embargo en lançant le buzz vu que le Quentin faraud y va déjà craca sur Facebook.
Dans l’immédiat, cependant, voici venir Hulahup de l’affreux Laurent Antonoff, aussi mauvais genre que son jeune compère, et dont les gros traits barbelés de la satire confirment la patte du journaliste de terrain, très au fait du quotidien le plus glauque et passé à l’écriture «littéraire» avec Meilleurs vœux toi-même (éditions Dautrepart, 2015).
Là-dessus, attachez vos ceintures de chasteté, lectrices et lecteurs de BPLGTB, vu que la fusée d’Antonoff (qui a largué son prénom pour être plus léger dans le «lourd») ne s’arrache pas au tarmac dans l’érection molle: «C’était mon plaisir à la con du moment. Je m’installais nu devant la baie vitrée, parce que je demandais toujours une suite avec une baie vitrée au dernier étage, à bonne distance des hommes, je me calais dans un fauteuil où tant d’autres culs avaient perdu des poils avant le mien, j’éteignais la lumière, je dégoupillais une canette, je la posais sur la tête de la fille, à mes pieds»…
La situation initiale «cadrée» sur ce super-héros au corps couvert de chiffres tatoués, un zoom en plan élargi (ceci est un oxymore) fait apparaître, à l’arrière-plan, la statue «béton» d’un Cristo Rey dont on pourrait croire d’abord que c’est celui des cariocas juché sur son pain de sucre, avant de comprendre qu’on est a Lisbonne, dernière escale de la tournée mondiale de ce drôle d’apôtre devenu star internationale grâce au bon vieux secret de nos guérisseurs à l’ancienne, recyclé, au service d’un Patron trônant plus haut que lui, dans les bons soins aux victimes de la dure vie, animaux de compagnie y compris.
Vous avez dit gros traits? Mais pires que les tweets de l’obscène paltoquet aux manettes de Force One, écrasant les pauvres pour honorer son Saigneur avec ses bataillons de télévangélistes et de voyous d’Etat milliardaires? Pires que les charlatans de tous les pays soignant le monde en le pillant?
Sous les dehors du sarcasme, Quentin Mouron est top sérieux…
Ce qui est sûr, c’est qu’après les traits d’Antonoff à la Siné ou à la Reiser, à la Wolinski ou à la Cabu – paix à leurs âmes douces de sales gamins – ceux de Quentin Mouron, qui a l’âge de considérer les pères fondateurs de la mouvance Charlie-Hebdo comme des «darons», voire des «gâteux», s’inscrivent bel et bien dans une lignée remontant, par l’incorrect Desproges et quelques autres, aux grand contempteurs sardoniques de l’imbécillité collective que furent un Louis-Ferdinand Céline, ou, en amont, le furieux catho Léon Bloy avec son Exégèse des lieux communs, l’athée styliste Flaubert en son Dictionnaire de la bêtise, jusqu’au très évangélique abbé Rabelais auquel on réserve le pire sort à Vesoul, au gré d’un festival du Foutre (eh mais, les Vésuliens ont donc fait plus fort que les Lausannois avec leur festival du slip) où l’on stigmatise le père de Gargantua pour avoir mêlé le rire au sexe…
Pas moins grinçant qu’Antonoff, Quentin Mouron a cela de particulier que ses sarcasmes sont d’un «yo» de moins de trente ans, qui barbote dans le marigot numérique depuis son éveil mental dans les forêts du Québec, entre un père artiste et une mère instit', d’abord nourri du lait des séries américaines et ensuite «tombé» dans les classiques de la littérature et de la philo rattrapée sur le tard, de Dostoïevski à TheodorAdorno auquel il emprunte l’exergue de son sixième roman: «La réconciliation serait la remémoration d’un multiple désormais exempt d’hostilité».
Enfant typique de son époque, arrogant comme un youngster et tout petit garçon – il le sait – dans la cour des grands écrivains, impatient de paraître à la nouvelle Star Ac des jeunes scribe et pas dupe pour autant de la gloire mondiale d’un Joël Dicker – meilleur storyteller formaté qu’il ne le sera probablement jamais, mais glissant dans le glamour au risque de se diluer dans l’insignifiance – Quentin peut sembler se complaire dans un narcissisme cynique au vu de son profil Facebook: il vaut mieux que ça et la preuve en est donnée par ce nouveau petit roman hyper-compacté dans sa dramaturgie (deux jours à Vesoul) et ses observations mêlant, très habilement, narration «picaresque » et théorie du nouveau picaro.
Le picaro nouveau a tout compris…
Sous les dehors d’un petit con imbibé de l’esprit du temps, l’avatar romanesque de Quentin Mouron s’avance donc masqué. Le pôvchéri allait être appelé à endosser le gilet orange de la Protection civile: vous imaginez le goulag! Donc il prend la tangente, file «sur la route» comme papy Kerouac, se fait prendre en stop par un trentenaire chauve tatoué gérant de fortune à Geneva International et conducteur d’une Audi (la monture des nouveaux rebelles), et c’est parti pour une «road story» destination Vesoul.
Chacune et chacun, à l’école ou par wikipedia, sait ce qu’est un picaro, qui a donné son joli nom à la littérature picaresque. Le picaro est un petit gars sorti de la tourbe populaire à l’espagnole, a pas mal zoné dans les réseaux sociaux de l’époque entre bas peuple et nobles décavés, a refusé de se plier aux ordres divers, vu de près la lèpre et les guerres de religion (Rabelais y a autant puisé que Jérome Bosch), romantique avant la lettre et porté à la satire.
Or l’originale idée de Quentin Mouron, dans son portrait du nouveau picaro, est de «déconstruire» le personnage (fallait bien que la «déconstruction» pointe ici son nez branché) pour l’adapter à notre temps de néo-nomadisme programmé et de «vie dangereuse» exaltée dans les colloques universitaires super-subventionnés et célébrée par L'Est républicain et la rubrique culturelle de 24 Heures.
Tous Magellan, les amis, tous Rimbaud aux semelles de vent! Tous à Vesoul! Enfui de chez lui pour échapper à l’Administration, le narrateur du roman de Quentin avait besoin, dans la foulée, d’un mentor pour explorer le monde. C’est là aussi un classique de la littérature: Dante s’invente un père spirituel en la personne de Virgile sans quoi il se sentirait perdu dans la «forêt obscure»; et voici donc le picaro parfait surgi de la nuit en la personne du jeune manager genevois incarnant le Nouvel Homme de notre temps avec ses chaussures pointues à l'italienne, à l’aise avec tout et tous comme un surfeur australien libéré «à tous les niveaux».
Se reconnaissant donc un possible initiateur en ce fringant trentenaire à cool attitude et au nom de Saint-Preux (compositeur connu ou protagoniste de La Nouvelle Héloïse, à choix), le jeune ex-pigiste au magazine Bilan va jusqu’à y voir son maître, où le partage des clichés se fera comme des hosties à la messe des gogos.
Cela commence, à Vesoul, par une Hivernale des poètes, à la fameuse salle Parisot, où l’on parcourt un «tunnel des citations» et multiplie les rencontres «décapantes», si possible « dérangeantes », de la poétesse trash Vagina au chantre des cours d’eaux de Haute-Saône. Ensuite, c'est le festival du Foutre, lancé par deux siamoises collées l'une à l'autre par l'oreille et décidées à déterriotorialiser les sexualités différentes, qui draine des foules avec « des Lettones pansexuelles pratiquant le crochet; des Malgaches amateurs de courses de chevaux et de gravure sur bois; des traders two-spirits ayant un intérêt marqué pour la psychanalyse jungienne», etc.
Et le picaro de s'extasier: «Ici, tout semblait permis, tout semblait possible», mais passons sur le détail vu que le temps de l’Event principal s’annonce, daté du 7 janvier où doit s’ouvrir le congrès «convivial» auquel Saint-Preux emmène son disciple.
Blessés le matin, gagnants le soir…
Lorsque le poète communiste algérien Kateb Yacine parla de la tragédie vécue par son pays au dramaturge Bertolt Brecht, celui-ci lui répondit: «Écrivez une comédie!».
Conseil d’un fou à l’autre («soyons tous fous !» pourrait s'exclamer alors le Saint-Preux de Quentin Mouron, qui s’est toujours senti « un peu poète » entre deux «plans sympas») justifiant en somme le parti pris, ici, d’évoquer la terrible journée des attentats, ponctuée de smileys horrifiés-indignés sur nos portables sidérés-révulsés, de façon mimétique et parfaitement truffée de citations véridiques, que résument l’exclamation de telle jeune femme («Ce matin nous avons été blessés, ce soir nous avons gagné») ou de cet humoriste québecois se déclarant «en solidarité», entre cent autres cris et chuchotements, pour finir avec le slogan fédérateur qui nous fera tous marcher de front avec Charlie, main dans la main avec les blessés-gagnants de tous les pays, Poutine et Netanyahu compris, etc.
Le sarcasme vaut mieux que le simulacre, mais…
D’aucunes et d’aucuns tomberont sur Quentin Mouron au motif qu’on ne rit pas d’un massacre – ce qu’il ne fait pas vraiment au demeurant. Mais que fait-il alors? Il fait un vrai travail d’écrivain, qui consiste, à l’image d’un Thomas Bernhard ou avant lui d’un Karl Kraus, à traquer dans le langage affolé les signes du désarroi et des bons sentiments affichés à bon marché, de la juste indignation travestie en nouveaux slogans pour ou contre, des opinions jetées à la diable et relançant à tout coup des mouvements agressifs qui, à Vesoul, précipitent les uns contre les autres, néo-nazis déguisés en agneaux et suaves poètes montrant les dents.
De vraies guerres picrocholines émaillent ainsi les évolutions de nos deux picaros auxquelles s’adjoint un jeune lycéen blond assumant sa sexualité au dam de son beau-père homophobe – et le trio de s’élancer vers la parodie de réconciliation: «Nous étions trois, nous étions cent, nous étions mille», etc. Pas plus que les bons sentiments, le ricanement ou le sarcasme ne suffisent certes à faire de la bonne littérature, mais voilà: le monde étant ce qu’il est, et sans en faire une règle pour tout écrivain ou tout artiste, il me semble salubre qu’une littérature, rompant avec le ronron du feuilleton désormais généralisé, se revivifie à renfort de coups de gueule d’affreux-jojos pratiquant ce très beau vice que les Latins appelaient vis comica…
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