Média indocile – nouvelle formule

Chronique

Chronique / Le monde d’avant nous pendant nous, la question du bonheur et décevoir un lecteur

Patrick Morier-Genoud

23 novembre 2020

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Un écrivain et un biologiste souhaitent recréer une forêt primaire: leur intention est bonne mais sémantiquement problématique. Les philosophes médiatiques n’arrivent pas à la cheville des candidats de la téléréalité lorsqu’il s’agit d’évoquer le bonheur. Parfois des lecteurs menacent de nous quitter, fâchés par un article; il faut alors savoir les laisser partir.



«Sylvain Tesson et Francis Hallé veulent recréer une forêt primaire en Europe», annonce Breizh-Info, sans sembler prendre garde au problème sémantique de ce titre. Une forêt primaire, c’est une forêt vierge, dans laquelle aucun être humain n’a jamais mis les pieds, ni posé sa crotte ni oublié ses déchets. L’intention du botaniste Francis Hallé et de l’écrivain voyageur Sylvain Tesson est sans aucun doute bonne, mais une forêt primaire n'est par définition pas créée par la volonté humaine. Notre espèce, Sapiens, a étendu son influence partout sur la terre et la voilà aujourd’hui qui rêve de fabriquer des forêts primaires, de partir en vacances dans des paysages vierges mais quand même bien équipés, de fréquenter en masse les adresses secrètes présentées dans les journaux à fort tirage. Il faut pourtant bien l'admettre, plus rien n’est ni ne sera «comme avant notre arrivée». Ce qui est par contre rassurant, c'est qu'un jour tout sera «comme après notre départ».        

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Les philosophes télévisuels me cassent les pieds. Particulièrement Raphaël Enthoven, mais aussi Michel Onfray, Bernard Henri-Lévy, Alain Finkielkraut ou André Comte-Sponville. Par contre, j’aime bien regarder de temps en temps Les Marseillais vs Le Reste du monde, sur W9. Il s'agit de jeunes gens cohabitant dans des maisons de vacances et se livrant à une compétition sans importance, l’attrait principal de cette émission de téléréalité étant de mettre en scène les déboires amoureux, les disputes et les réconciliations de cette faune bronzée, tatouée et siliconées. L’autre soir, Océane était chagrine de quitter son copain et elle a déclaré: «Je me demande si j'ai le droit au bonheur». Cette question est aujourd’hui centrale en Occident. «Ai-je droit au bonheur de manger au restaurant? au bonheur de prendre le train sans masque? au bonheur d’être un artiste? au bonheur d’avoir un enfant même si je suis homosexuel?» Dans les faits, tout le monde se pose les mêmes questions que les candidats de la téléréalité mais fait semblant de s’intéresser à celles traitées − hors-sol − par Raphaël Enthoven et ses collègues.

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«En désaccord avec les propos de l’article que vous avez publié, je me désabonne de Bon pour la tête.» Comme un des jeunes gens de l’émission de téléréalité évoquée dans le paragraphe précédent, certains lecteurs préfèrent rompre lorsque surgit un désaccord. C’est tout à fait leur droit, chacun est libre de ne vouloir lire que ce qui le conforte dans ses certitudes. Par contre, chaque média décide si oui un non il veut céder à ce chantage commercial et affectif. Il y a quelques années, j'ai tenu pendant quatre ou cinq semaines une chronique à caractère sexuel dans un hebdomadaire aujourd’hui disparu. Il a suffi d’une poignée de menaces de désabonnement pour que le rédacteur en chef censure définitivement ma chronique. Pourtant, il arrive parfois que ce soit ce qui lui fait un peu mal qui est le meilleur pour la tête.         

Comme la migraine.       


La chanson qui accompagne particulièrement bien cette chronique

 

VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET

1 Commentaire

@stef 13.12.2020 | 18h24

«Surtout pas, mais alors surtout ne PAS céder à ce chantage minable de “je me désabonne car en désaccord...”
C'est détestable !!»