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Chronique

Chronique / La lecture est un vice louable, sauf quand elle pose à la vertu

JL K

27 décembre 2018

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Deux romancières évoquent l’art de lire avec autant de vivacité persifleuse que de fantaisie imaginative. Edith Wharton, dans le bref essai intitulé «Le vice de la lecture», fustige le «devoir» artificiel auquel se vouent les «lecteurs mécaniques», et Anastasie Liou, dans «En rêve et contre tout», joue avec les miroirs en enfilade que tendent les livres aux familiers du lapin blanc d’une certaine Alice…



Parler de «vice impuni», à propos de la lecture, relève d’une formule convenue, mais c’est bel et bien au pied de la lettre que la grande romancière américaine Edith Wharton (1862-1937) s’en prend au Vice de la lecture en montrant combien les bonnes intentions moralisantes, en la matière, cachent souvent une pratique de la lecture volontariste, soumise au devoir ou au souci de briller en société, à la recherche de la performance ou à l’obsession de «tout lire» ce dont on parle et de prononcer son jugement.

Or ce qu’écrit Edith Wharton en 1903 trouve aujourd’hui une résonance particulière alors que les opinions sur les livres, qu’on a lus ou pas, déferlent bonnement sur les réseaux sociaux. Pour mettre tout un chacun et chacune à l’aise, Edith Wharton commence par rappeler l’évidence: à savoir que lire n’est pas une obligation morale ni même sociale, au sens où l’entendent pas mal de cuistres et de pédantes qui regardent ceux qui ne lisent pas de haut. 

Pour la lectrice et le lecteur «nés», lire ne revêt pas plus de mérite que de respirer et ne constitue aucun «devoir», alors que les lecteurs «vertueux», dans leur dynamisme souvent agressif, voire méprisant, transforment bel et bien la lecture en vice dont la littérature ne peut que pâtir.

De fait, la littérature sans plaisir naturel, la lecture sans implication active, pour ainsi dire organique, physique et participative, comme est physique et participative la pratique du ping-pong chez les pongistes «nés», n’est qu’une acquisition de connaissance propre à ceux que dame Wharton taxe de «lecteurs mécaniques».

Lire utile ne vaut rien pour l’inutile littérature

Il va de soi que nous sommes tous des lecteurs mécaniques quand nous lisons «utile». C’est à cela que nous forme l’école à 99%, pour devenir des citoyennes et des citoyens utiles, mais le dernier 1%, dévolu à la littérature, foncièrement inutile par nature, relève du privilège scolaire plutôt rare. Nous l’avons vécu, en notre belle jeunesse, grâce à un prof de français du nom de Georges Anex, chroniqueur littéraire à ses heures (à la N.R.F. et à la Gazette de Lausanne alors accouplée au Journal de Genève) et grand seigneur nonchalant, qui n’aura jamais montré la moindre condescendance à celles ou ceux qui n’aimaient point trop lire mais nous réservait à tous la dernière heure de chaque semaine, le samedi matin, pour la lecture des étranges récits de Michaux ou de telle ou telle pièce de Giraudoux ou d’Anouilh — souvenirs de pur bonheur!

La lecture vertueuse devient un vice, aux yeux d’Edith Wharton, quand le lecteur mécanique «par devoir» se sent obligé de «suivre l’actualité» et se fait des «programmes» à tout casser. Lire le plus et le plus vite possible afin de se mettre «au courant», chez les plus vertueux, fera qu’ils vous balanceront demain leur opinion sur le dernier Houellebecq quitte à ne pas le lâcher s’ils s’y barbent (le devoir avant tout!) ou à se contenter d’exclamations que leurs «followers», sur Facebook, reprendront en chœur, de l’«ah trop génial!» au «peut mieux faire…» ou à la descente en flammes par ouï-dire.

Il y a quelques années, un essai gentiment frivole de Pierre Bayard se faisait l’avocat, d’assez bonne mauvaise foi, de ceux qui parlent des livres sans les avoir lus, non sans sous-entendre que la vraie lecture est autre chose qu’un «must» social ou qu’un «devoir» moral.

Parlant des lecteurs «mécaniques», Edith Wharton enfonce le clou: «Le programme des plus ambitieux d’entre eux inclut la vaste résolution d’être au courant de tout ce qui s’écrit», écrit-elle ainsi, «ils semblent envisager la littérature comme un funiculaire à bord duquel on ne peut “embarquer” qu’en courant à toutes jambes; alors qu’on trouvera le lecteur-né se promenant avec indolence en diligences ou autres chaises de poste, vaguement au fait des nouveaux moyens de locomotion»...

La lecture se vit comme on respire ou rêve...

Anastasie Liou ne se promène pas en diligence ou en chaise de poste mais en chapeau volant, surgissant des pages londoniennes de son premier roman en quête d’un enquêteur sérieux de la trempe d’un Docteur Watson, qui puisse l’aider à résoudre l’énigme de diverses morts consécutives à autant de «lectures stupéfiantes», cadavres à l’appui flanqués de livres tels Bleak House de Dickens ou Le Horla de Maupassant, défiant évidemment toute lecture «mécanique». 

L’excellent acolyte de Sherlock Holmes, «sanglé d’un trench-coat de la même couleur que le temps», ne manque pas d’ailleurs, à propos des «polars que produit notre époque» à foison, de s’exclamer à combien juste titre: «Quel manque d’imagination! De la technique, encore et toujours de la technique! Une technique bien supérieure aux pensées de l’être humain. Et que de sang!»

Or Edith Wharton ferait sans doute le même constat en ajoutant, devant le succès des polars en question, que les lecteurs «mécaniques» de cette littérature hyperformatée ont contribué, par leur caution moutonnière, à encourager les auteurs à manier non moins mécaniquement la pompe à fric du succès…

Les morts par «lectures stupéfiantes» auxquelles se trouve confronté le Dr Watson, dont on peut rappeler dans la foulée que Sherlock lui doit d’être «sorti de la coke», sont plus subtilement énigmatiques que les serial victims occies par autant de mécaniques serial killers, et bien d’autres phénomènes mystérieux accrochent la lectrice et le lecteur aux pages assez féeriques d ’Anastasia Liou, comme il en va de la disparition du nez de la protagoniste Sophie L. visiblement marquée par la lecture de Gogol et qui ne trouve de secours, dans son miroir, qu’auprès d’un hôte inopiné de celui-ci qu’elle identifie en tant que «très très grand petit garçon» et qui a pour métier de «débusquer des nez à longueur de temps».

Le Grand Lecteur kiffe Harry Potter...

De Dickens à Lewis Carroll, en passant par les Illusions perdues de Balzac qu’apprécie le Grand lecteur - autre personnage à venir de l’onirique délire d’En rêve et contre tout —, les multiples instances de la lecture qu’ont évoquées ces autres papivores que furent Marcel Proust ou Alberto Manguel, Walter Benjamin en rangeant sa bibliothèque ou le père d’Edith Wharton en oubliant de fermer la sienne à sa petite fille, sont bonnement vécues comme des épisodes romanesques, les pages du roman s’ouvrant «en abyme» dans l’espace et le temps, dédale de papier imprimé où il suffit de passer sous l’arche d’un A majuscule ou de sauter dans le trou noir d’un O pour glisser d’un niveau de réalité à l’autre au gré de la fantaisie jongleuse de l’auteure.

Edith Wharton ne froncera pas le sourcil en apprenant que le Grand lecteur d’Anastasie Liou ne se gêne pas de lire avidement les cinquante premières pages du premier tome d’Harry Potter. Seuls les gâte-sauce mécaniques ricaneront, tandis que la romancière file dans le gris suprême: «Loin des yeux, loin de la vie intérieure! Nous les anges gardiens de but secret et de grandes espérances ne sommes guère dupes des faux-fuyants du Grand lecteur. Est-il vrai qu’il n’aime pas la joie qui sort du champ de ses lectures? Que cette joie lui paraît hors sujet? Qu’il redoute d’être aimé et sans doute d’aimer en retour? Qu’à cela ne tienne: laissons-le à la vie grise! Et puisque la vie est grise, et que c’est tant mieux, donnons-lui donc tout le gris désiré! Donnons-lui de la grisaille à volonté! De la grise grisaille de la meilleure qualité! Du duvet de grisaille à s’en griser le regard, des plumes de gris souris plus légères que la poussière qui retombe par vagues à l’âme dans le silence et le sommeil. Donnons-lui tout ce qu’il veut! Tout ce qu’il veut oublier: donnons-lui du rêve»…

La lecture comme sujet de roman...

Dans le plus original de ses romans, Si une nuit d’hiver un voyageur, le grand lecteur qu’était aussi Italo Calvino parvient à l’exploit de faire «un livre sur rien», ou plus exactement «sur» le fait d’écrire un roman et de le soumettre à la lecture d’un Lecteur qui se demande où il va — et il y va! De même ne sait-on jamais où Sophie L., la protagoniste d’En rêve et contre tout, va nous emmener où nous allons — et nous y allons...

Le meilleur des livres est en somme ce qui nous en reste en mémoire, et ce n’est souvent qu’une impression, un climat, un espace-temps comparable à celui qui nous reste des rêves, un souvenir d’enfance sur fond de mélancolie et d’émotion vive.

«Lire n’est pas une vertu, mais bien lire est un art», écrit encore Edith Wharton, et cet art si peu mécanique, si peu voulu, si peu moral, se transmet du lecteur à l’écrivain, ou vice versa: le bon écrivain fait le bon lecteur, si ça se trouve; inversement le lecteur mécanique flatte la mécanique désormais industrielle des best-sellers ne laissant aucun souvenir qu’anecdotique après lecture. 

«Les plus grands livres jamais écrits valent pour chaque lecteur uniquement par ce qu’il peut en retirer», affirme encore Edith Wharton qui, notons-le au passage, composa un livre entier sur la façon d’orner son intérieur. Mais sans doute ne demandait-elle pas une lecture «inutile» de cet ouvrage éminemment «utile»… 

«Les meilleurs livres, poursuit-elle, sont ceux desquels les meilleurs lecteurs ont su extraire la plus grande somme de pensée de la plus haute qualité; mais c’est généralement de ces livres-là que les piètres lecteurs recueillent le moins». 

 Sur quoi, pour remettre chacune et chacun à l’aise, Edith Wharton conclut: «Être un piètre lecteur pourrait donc être considéré comme une infortune, mais certainement pas comme une faute. Pourquoi serions-nous tous des lecteurs? Nous ne sommes pas censées être tous musiciens», etc.



Edith Wharton. Le vice de la lecture. Editions du Sonneur, 38p. 2012.


Anastasie Liou. En rêve et contre tout. Pierre-Guillaume de Roux éditeur, 317 p. 2018.

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