Chronique / En Syrie
S’ouvrir à la surprise de la redécouverte intellectuelle, artistique, changer de longueurs d’onde, de focales, se retourner sur l’histoire, la grande comme la petite, prendre du champ, bref: se montrer in#actuel. Autrement dit, indocile, suivant le mot d’ordre de notre média. C’est à quoi en tout cas nous allons nous efforcer dans cette chronique. Son titre se veut bien sûr un clin d’œil filial à Albert Camus. A ses articles réunis dans les Actuelles. Car dans in#actuel, il y a actuel, n’est-ce pas? Une autre façon encore d’aborder l’actualité.
Une âcre fumée nous prend à la gorge; celle d’une maison qui, un peu plus loin, se consume entièrement. Quel fouillis de murs, de murettes, de ruelles, de portes. Comme l’on comprend qu’un ennemi mordant puisse s’approcher sans être vu (…). Les figures n’évoquent pas la guerre, mais la guérilla. Toutes sont marquées au coin farouche de l’aventure et de la mort. D’où viennent-ils? Qui les a poussés, pour une solde minime, à risquer chaque jour leur vie sous des pierres qui s’éboulent, face à des balles que tirent d’invisibles carabines?»
Cette évocation de la destruction et de la mort régnant en Syrie n’est pas tirée d’un reportage du Monde, de Libération, du Temps, que sais-je? Non, l’article remonte à 1926. Son auteur? Joseph Kessel (1898-1979), le romancier du Lion, le parolier du Chant des partisans. Il s’agit même de son tout premier reportage, qui l’a conduit dans ce qui est alors le Mandat français au Levant. Fruit empoisonné du partage entre Paris et Londres, à l’issue de la Grande Guerre, des dépouilles de l’Empire ottoman.
Comme Cendrars, qui lorsqu’il s’agira de raconter la première traversée du paquebot Normandie préfèrera la salle des machines aux salons de première classe, Kessel goûte peu la compagnie des puissants. Même si durant ses semaines levantines, «il a dû les vivres en journaliste. C’est-à-dire, explique-t-il, en perdant la plupart de mes journées avec des généraux et de hauts fonctionnaires.» Aussi dans ses articles, en est-il volontairement peu question.
Le jeune écrivain s’attache avant tout aux acteurs sur le terrain, à ceux que l’on sacrifie. Aux chefs druzes, tcherkesses, aux officiers français. Tel ce capitaine qui servit de modèle à Walther, l’ombrageux méhariste de La Châtelaine du Liban. Le roman à succès de Pierre Benoit, paru deux ans auparavant et qui dépeint l’action de la France aux couleurs trompeuses de l’épopée. Son cadet s’en garde bien. Beaucoup moins lyrique, Kessel est surtout infiniment plus lucide. «Qui discerne l’importance de ce mandat? Qui – à part de très rares spécialistes – pourrait tracer la physionomie politique de ce pays? Qui expliquerait pourquoi l’on s’y bat et qui se bat?»
Déjà les mêmes interrogations.
A qui voudrait une autre preuve encore de l’intérêt qu’il y a à relire Kessel, je recommanderais de consulter sur internet la carte des combats d’aujourd’hui en Syrie et des zones d’influence et de se pencher en même temps sur ce que fut le découpage administratif du Mandat français (voir ci-dessous). Les deux cartes présentent d’étranges similitudes. L’Histoire n’a guère d’imagination.
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