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Chronique / Enfin!


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S'ouvrir à la surprise de la redécouverte littéraire, artistique; changer de longueurs d’onde, prendre du champ, bref: se montrer in#actuel. Autrement dit, indocile. Une autre façon encore d’aborder l’actualité.



Enfin! Enfin Simone de Beauvoir (1908-1986) fait son entrée dans ce Panthéon littéraire qu’est la Bibliothèque de la Pléiade. Il était temps! Car l’auteure du Deuxième Sexe, des Mandarins y a évidemment toute sa place. Avec Colette, Yourcenar, Duras, elle domine son temps, s’imposant comme l’une des principales figures de la scène littéraires du XXe siècle. La concernant, il y a pourtant une sorte d’injustice.

Pendant longtemps, elle ne fut considérée que par rapport à son illustre partenaire, Jean-Paul Sartre (1905-1980). En témoignent ses surnoms d’alors au beau temps de la vogue existentialiste, «la grande sartreuse», «notre-dame de Sartre». Aujourd’hui, à l’inverse, elle reste avant tout l’auteure du Deuxième Sexe (1949). Livre évidemment considérable, mondialement connu, faisant date dans le combat féministe. Ouvrage sans cesse traduit et réédité, mais qui occulte tout le reste, les romans, les essais et bien sûr les Mémoires, qui font l’objet aujourd’hui des deux volumes de la Pléiade. Depuis Mémoires d'une jeune fille rangée jusqu’à Tout compte fait et La Cérémonie des adieux, en passant par ces deux chefs-d’œuvre que sont La Force de l'âge et La Force des choses. Car, et il faut le dire avec force, Simone de Beauvoir est d’abord et avant tout un grand écrivain. J’emploie à dessein le masculin dont elle-même use lorsqu’elle note dans La Force des choses «le fait est que je suis écrivain: une femme écrivain, ce n’est pas une femme d’intérieur qui écrit mais quelqu’un dont toute l’existence est commandée par l’écriture». Exigence dont elle ne s’est jamais départie.


Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre à Genève, 1949

On ne va pas revenir ici sur sa biographie. Sauf pour souligner ceci. La ruine de sa famille, si elle constitue un déclassement insupportable pour le milieu bourgeois qui est le sien, va représenter une chance pour la jeune femme. «La nécessité d’assurer son indépendance lui ouvrira les chemins de la liberté», ainsi que le relève sa fille adoptive, Sylvie Le Bon de Beauvoir, qui signe l’album marquant son entrée dans La Pléiade. Et ce sera le parcours universitaire brillant que l’on sait: huit certificats de licence en trois ans et 85,5 points à l’agrégation où elle est reçue deuxième derrière un certain Jean-Paul Sartre. Entre-temps, elle est devenue le Castor, surnom donné par son condisciple. Ou plutôt «CastorSartre». Car tous deux seront désormais inséparables, vont construire une relation de couple unique, n’excluant nullement les «amours contingentes». Ils ont alors une seule ambition, écrire. «En écrivant une œuvre nourrie de mon histoire, je me créerais moi-même à neuf et je justifierais mon existence».


Sylvie Le Bon de Beauvoir, Album Simone de Beauvoir, Gallimard, 2018

«Le cours du monde est la texture de ma propre vie»

Son premier roman, L’Invitée parait en 1943, qui porte en épigraphe cette citation de Hegel qui donne son plein sens à ce triangle amoureux, «Chaque conscience poursuit la mort de l’autre». Suivront des essais, Pour une morale de l’ambiguïté (1947), qui d’une certaine manière est le vrai prolongement éthique annoncé par Sartre à la fin de L’Etre et le Néant, la création de la revue Les Temps Modernes, à laquelle elle se dévoue corps et âme, Le Deuxième Sexe, et ce magnifique roman à succès, qui lui vaut le Goncourt, roman que je relis régulièrement, Les Mandarins (1954). On y lit en filigrane le récit de sa liaison avec l’écrivain américain Nelson Algren (1909-1981). Mais pas seulement. Car Anne, la principale protagoniste, est bien sûr un double de l’auteure, comme on peut reconnaître en Robert, Sartre, et en Henri, Camus. C’est le vrai roman de l’après-guerre, à la fois de ses espoirs et de ses désillusions. Et puis, je l’ai dit, il y a les Mémoires. Le récit de sa vie, de ses voyages, Cuba, la Chine, l’URSS, de son compagnonnage avec Sartre, et plus encore de ses engagements, dont la signature en 1971 du fameux «Appel des 343», acte de désobéissance civile en faveur de la légalisation de l’interruption de grossesse. «Je savais désormais que le cours du monde est la texture de ma propre vie».


Premier numéro des Temps modernes. © DR

Dernier volume, lu à sa parution en 1981, La Cérémonie des adieux retrace les dernières années avec Sartre, jusqu’à sa mort. Fidèle en cela au pacte de vérité passé entre eux, l’auteure ne tait rien de la lente dégradation physique de Sartre. Ce qui, au moment de la sortie du livre, choqua. Relisant en vue de cette chronique quelques pages de cette œuvre ultime, j’y ai éprouvé la même émotion qu’il y a bientôt quarante ans. Il m’a même semblé que je connaissais ce texte poignant quasi par cœur. Jusqu’à ces derniers mots: «Sa mort nous sépare. Ma mort ne nous réunira pas. C’est ainsi; il est déjà beau que nos vies aient pu si longtemps s’accorder».




Simone de Beauvoir, Mémoires Tome I et Tome II, Gallimard «Bibliothèque de la Pléiade», 2018


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