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Chronique

Chronique / A l’approche de sa fin, chacun(e) danse à sa façon

JL K

6 mars 2020

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De l’extraordinaire Journal de Julien Green non censuré à deux petits romans romands contemporains d’Adrien Gygax (Se réjouir de la fin) et de Janine Massard (Grand-mère à la mer), la vieillesse et la façon d’envisager la mort suscitent des attitudes à la fois très différentes et tout aussi impossibles à «juger»…



Le 9 avril 1922, donc il y a un peu moins d’un siècle de cela, le jeune Julien Green, évoquant le carnage de la Grande Guerre dans son Journal, regrette le fait que le «merveilleux carnage» n’ait pas extirpé la médiocrité de notre civilisation, et plus particulièrement la laideur des vieillards.

«Que faire?», se demande-t-il posément. «Le mieux serait de hâter la fin de notre race, de prêcher le suicide de tous ceux qui ne sont pas beaux pour laisser le champ libre à de meilleurs éléments». Et d’en rajouter une nouvelle couche le 11 avril: «Elle est singulière, cette idée que nous devons respecter la vieillesse. Pourquoi respecter un vieillard? Est-ce donc que le nombre d’années comporte en soi quelque chose de méritoire et d’admirable? A ce compte, ne devrions-nous pas respecter les vieux animaux, d’antiques couleuvres, des tortues bicentenaires? Est-ce donc que la vieillesse ajoute quelque chose à la beauté de la physionomie humaine? Hélas, quoi de plus attristant qu’un homme devenu gâteux, chauve, édenté, tremblotant, sans yeux, et comme dit Shakespeare, sans everything?».

Et notre bel Américain de 22 piges, qui rêvait il y a peu d’entrer dans les ordres et commence à se défaire du furieux puritanisme de sa jeunesse avant de devenir à la fois un romancier d’exception et un adepte «athénien» fervent du culte des corps et des culs, de pousser plus loin le bouchon: «Ce que l’on devrait respecter c’est non la vieillesse, mais la jeunesse, la force, la beauté», tout en précisant que celles-ci s’appliquent «tant à l’esprit qu’au corps lui-même», la vieillesse n’étant bonne «qu’autant qu’elle conserve les éléments qui font la jeunesse», et comment ne pas lui donner raison?

«L’extrême vieillesse est laide, repoussante, et au plus degré déprimante», écrit encore le jeune Green qui se retirera de ce bas monde à l’âge de 98 ans après avoir répété maintes fois que la mort n’existe pas, et comme un soupçon d’eugénisme l’inspire ensuite plus précisément: «Le mieux serait de fixer un terme à la vie humaine au-delà duquel il ne serait permis à personne de s’aventurer, sauf aux êtres d’élite qui pourraient justifier leur demande de prolongation par quelques preuves de leur force. Qu’on imagine alors l’extraordinaire effort des affamés de vivre, la furie de travail qui en résulterait, l’immense progrès d’une race talonnée par la mort et qui consacrerait toute son énergie à la vaincre…».

Entre Lucrèce et la méthode Coué

Or, me relevant à peine du premier «coup de vieux» que m’ont valu, ces dernières années et ces mois plus récents, «ma» première embolie pulmonaire et «mon» premier infarctus, sans parler de «mon» cancer sous contrôle et «mes» putains de douleurs jambaires, je me suis rappelé ces lignes hardies en lisant Se réjouir de la fin, deuxième roman du jeune Adrien Gygax entré en littérature il y a deux ans de ça avec un caracolant Aux noces de nos petites vertus célébrant le triolisme amoureux à la Jules et Jim et l’usage sans frein des alcools forts et autres artifices paradisiaques plus ou moins opiacés, dont le jeune auteur trentenaire semble aujourd’hui revenu avec des allures de chattemitte, mais est-ce si sûr? 

L'épicurien d'hier s'est-il déjà empantouflé pour faire dire en substance, à son vieux protagoniste, que rien n'est plus cool que finir en contemplant un coucher de soleil de rêve à la fenêtre de son mouroir de béton, se rappelant la sage résolution de l'antique Lucrèce (De rerum natura, etc.) et sa conclusion devant la mort évoquant la méthode Coué ou les sages résignations de la gentille Pollyanna: «N'est-ce point un état plus paisible que le sommeil?».

Le discours actuel sur «nos aînés», notamment dans les médias, me répugne personnellement au-delà de ce qui est dicible, en cela qu’il parle de «nos seniors» comme d’une entité réelle uniforme sur laquelle il s’agit de se pencher sérieusement et qu’il faut aider «à tous les niveaux», tant en la protégeant de ses faiblesses (ah, l’alcoolisme et les jeux d’argent!) qu’en l’aidant à «gérer» ses désirs et plaisirs et jusqu’aux plus inavouables, requérant alors, en pays bien organisés, le recours aux réseaux de caresseuses et de caresseurs…

A cette idéologie d’atelier protégé, l’auteur de Se réjouir de la fin pourrait sembler adhérer en cela qu’il fait de son protagoniste un vieux tellement typique (typiquement ordinaire en quidam de l’hospice occidental en version suisse) qu’il en devient atypique, certes longtemps accroché à sa femme Nathalie (décédée un matin d’avril au fond du jardin) et à sa Mercedes, à sa maison et à son téléphone fixe, mais lâchant finalement prise et se résignant à intégrer une de ces maisons de retraite qu’il détestait tant jusque-là – et l’on compatit alors bien bas quand il se retrouve lapant sa soupe en silence au milieu de ses compagnes et compagnons sans visages, même s’il ne semble pas en souffrir vraiment.

Mais que sait-on réellement des gens? Un veuf aisé sans dons particuliers et qui croit voir un reflet de la divinité dans la grâce d’une jolie fille ou la félicité dans une dose de morphine autorisée, est-il a priori indigne de notre attention? Et la tendresse là-dedans? Et la poésie?

Celle-ci, dont on se gargarise les yeux aux ciel avec des airs importants, filtre pourtant au fil des pages de Se réjouir de la fin, autant que la tendresse, non pas tant par de belles images et de beaux sentiments que, modulés en 10 mois dans le journal intime retrouvé après la mort du vieil homme, par le ton simple et sobre de l’écrivain qui relève le pari de montrer la beauté et la sérénité acquise d’une vie apparemment toute plate.

Contes et mécomptes d’une mère-grand

Resongeant au cynisme de défense du jeune Julien Green, auquel s’oppose apparemment la bienveillante attention du non moins jeune Adrien Gygax, je me suis rappelé les tribulations de la vieille Claire, dans le roman Grand-mère et la mer de mon amie octogénaire Janine Massard, où l’auteure (ou l’autrice, l’auteuse ou l’autorelle, selon la lumière du jour), sous le masque assez transparent de Line, jeune femme émancipée de l'éducation rigoriste de parents «momiers», emmène son aïeule, moins coincée et soumise que sa mère, voire de plus près la Méditerranée, quitte à tomber sur un premier os: à savoir que l’hôtel de Golfe-Juan recommandé à la plus jeune par son boss se transforme saisonnièrement en bordel pour marins de l’US Navy au service de l’OTAN…

J’imagine l’effroi de cette mère-grand découvrant le Journal non censuré de Julien Green, elle qui s’inquiète déjà - tout en l’admirant et l’enviant un peu – des libertés prises par la «gamine» qui a déjà voyagé pas mal «à l’Est» et lui recommande de «voir le futur», et c’est d’ailleurs l’intérêt majeur de ce petit roman de vieille dame, que sa propre mère eût sans doute jugée indigne, que de détailler, avec humour et cocasserie, l’écart subit, voire vertigineux, creusé entre générations depuis le début des années 60.

Comme il en va de ce que vit le vieil homme de Gygax, le voyage de Claire et Line pourrait relever du lieu commun, mais c’est en somme le rôle de tout romancier de transformer les clichés en images vivantes et signifiantes, les uns avec génie comme un Julien Green, les autres avec talent, les uns et les autres avec ou sans succès, ce qui n’importe guère devant l’étendue de la mer et les profondeurs inconnues de la mort – certains en conçoivent une absolue pétoche et d’autres prétendent qu’elle n’existe pas -, ou devant la simple vie subie ou savourée qui reste, parfois, si jolie, etc.  


Julien Green. Journal intégral (1919-1940). Robert Laffont, collection Bouquins, 2029, 1330p.

Adrien Gygax. Se réjouir de la fin. Grasset, 2020, 101p.

Janine Massard. Grand-mère et la mer. Campiche, 2019, 124p.

 

 

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