Analyse / Vers une défaite européenne en Afrique?
Le renvoi de l’ambassadeur de France au Mali et la politique d’une junte hostile à la présence militaire européenne constituent un événement majeur. Divers groupes djihadistes avancent dans plusieurs pays du Sahel. Dans plusieurs d’entre eux, des juntes militaires ont pris le pouvoir. Comme si le modèle plus ou moins démocratique soutenu par les Européens avait déçu et s’épuisait. Pourquoi cette défaite? Un Malien la résumait en une formule lors d’un débat sur RFI: «l’impuissance de la puissance».
Jacques Baud est un ex-membre des services suisses de renseignements, fut aussi expert en sécurité des Nations Unies, notamment en Afrique, et termina sa carrière en tant que délégué suisse auprès de l’OTAN à Bruxelles.
Ces dernières années, l’évolution de la situation au Mali semble suivre l’exemple de l’Afghanistan. Alors que l’opération Serval de 2013 avait été saluée pour son efficacité, l’opération Barkhane qui a suivi en 2014, semble s’enliser.
Mais, alors que la première n’était qu’une opération ponctuelle avec un objectif limité, la seconde a beaucoup plus l’apparence d’une guerre à part entière, sans que leurs objectifs n’aient été véritablement modifiés. Le problème est que ni les militaires ni les politiques français ne semblent en avoir réalisé les implications.
L’échec était donc programmé. Pour plusieurs raisons. La première – et la plus essentielle – est la méconnaissance totale des adversaires. Certes, on connaît les noms, les structures, les numéros de portable, les emplacements, etc. Mais on ne sait pas qui ils sont et quels sont leurs objectifs. Plus exactement, comme en Afghanistan, on leur attribue des caractéristiques en fonction de nos préjugés: on crée un ennemi comme on voudrait qu’il soit. Par une sorte d’arrogance très culturelle dont les Français sont coutumiers.
Je connais bien la région du Sahel pour y avoir été à plusieurs reprises en mission. J’ai même enseigné à l’école de maintien de la paix à Bamako où mes livres sur le terrorisme m’avaient précédé! Comme je l’ai constaté à travers mes contacts avec certains groupes armés, c’est une région où les conflits sont pluriels: ce que nous voyons sous le prisme du djihadisme est le plus souvent perçu localement comme des problèmes tribaux et de la criminalité tribale traditionnelle.
Les Français se sont engagés dans Barkhane, comme dans le prolongement de Serval, sans mesurer la complexité dans laquelle ils entraient et sans se donner les outils pour la gérer. C’est l’origine des tensions entre la France et le Mali ces dernières années.
La stratégie de lutte contre le terrorisme
L’argument constamment répété par le gouvernement français et ses propagandistes est que l’armée française au Mali prévient le terrorisme en direction de la France et de l’Europe. C’est évidemment faux, car la nature du problème au Sahel n’a strictement rien en commun avec le terrorisme que connaît la France depuis 2015.
Le point faible de Barkhane est son concept stratégique. Il s’articule autour de trois axes: a) maintenir la pression sur les groupes armés terroristes, b) accompagner les armées des pays partenaires, c) agir pour les populations. En fait, cela ne veut pas dire grand-chose, et, sans entrer dans les détails, l’opération se résume à une somme d’actions tactiques, sans qu’aucun mécanisme ne permette de transformer les succès tactiques en un succès stratégique.
On tue des terroristes, mais on n’élimine pas le terrorisme.
Sans stratégie d’ensemble, Barkhane n’a eu que des effets superficiels, sans traiter la racine du mal. C’est pourquoi le gouvernement malien reproche à la France de mener sa guerre au niveau tactique, sans aucune stratégie d’ensemble et – finalement – de créer du terrorisme: «plus il y a de militaires, plus il y a de djihadistes».
En février 2021, au sommet du G5 Sahel, le président Emmanuel Macron affirma vouloir poursuivre l’effort de l’opération Barkhane afin de «décapiter» les organisations islamistes et ainsi réduire le niveau de la menace terroriste. C’est une «stratégie» très similaire à celle des Etats-Unis.
Elle relève de la même logique que lors de la Première guerre mondiale, lorsque l’efficacité des adversaires découlait de structures de commandement pyramidales. Mais le problème est très différent avec des structures flottantes et très plates: l’élimination des «chefs» tend à stimuler l’activité terroriste plus qu’à la paralyser.
Sans parvenir à matérialiser des objectifs stratégiques qui n’ont jamais été définis, il ne reste que le nombre d’adversaires tués pour mesurer le succès. C’est pourquoi, en France, après chaque mort de l’opération Barkhane, on rappelle le «succès» de l’opération en nombre de militants tués.
Ainsi, les engagements français paraissent efficaces car ils tuent beaucoup de monde, mais ils ne résolvent pas le problème. Bien au contraire, Barkhane est plus meurtrière que les djihadistes: «au Mali […], en 2020, on a compté davantage de civils tués par des militaires censés les protéger (35 %) que par des groupes dits djihadistes (24 %)».
En Afghanistan, en juillet 2009, face au même problème, et reconnaissant – un peu tard – la nature asymétrique du conflit, le haut commandement de l’OTAN (ISAF) promulgue une directive qui déclare: «Nous devons éviter le piège de gagner des victoires tactiques – mais de subir des défaites stratégiques – en générant des pertes civiles ou des dégâts excessifs et en nous aliénant ainsi la population.»
Le passage à la Force Takuba, composée de forces spéciales européennes, va probablement réduire les dommages collatéraux, par l’usage de «snipers» et autres armes de précision. Mais elle ne parviendra pas à éradiquer le terrorisme, car elle fonctionne dans la même logique symétrique que l’on avait en 1914!
Le terrorisme doit être combattu fermement, mais pas stupidement!
En fait, le terrorisme n’a jamais été combattu efficacement par la force seule. Pour être efficace, une stratégie de lutte contre le terrorisme doit prendre en considération un très large spectre de facteurs sociétaux, sociaux, culturels et sécuritaires. En avril 2021, la Coalition citoyenne pour le Sahel constate – à juste titre – que la stratégie française est insuffisante: «Pour la Coalition citoyenne pour le Sahel, une approche sécuritaire qui n’inclut pas des mesures concrètes pour assurer la protection des civils est vouée à l’échec. La Coalition citoyenne appelle donc à un réagencement drastique des priorités, afin que la mesure du succès des interventions ne soit pas seulement d’ordre militaire (la liste des "terroristes neutralisés"), mais prenne également en compte le nombre de personnes déplacées rentrées volontairement chez elles, d’écoles rouvertes, de champs à nouveau cultivés.»
C’est ce que traduit la notion d’«approche holistique», mal comprise dans les milieux sécuritaires, et souvent confondue avec celle d’«approche intégrale» ou «approche globale» (en anglais: «comprehensive approach») utilisée par l’OTAN. Cette dernière suppose que l’on traite un problème en combinant les efforts de plusieurs acteurs, alors que l’approche holistique implique un traitement du problème sur l’ensemble de la chaîne de causalité qui l’a provoqué. Une stratégie holistique doit traiter simultanément l’ensemble des facteurs militaires, sociétaux, culturels ou sociaux qui génèrent et renforcent la détermination des terroristes (dimension préventive). Un de mes aïeuls était fusilier marin en Cochinchine à la fin du XIXème siècle: à cette époque, loin de tout, les militaires devaient être «multidisciplinaires», ils n’étaient pas seulement guerriers, mais aussi – et surtout – éducateurs et bâtisseurs. Aujourd’hui, nos militaires ne sont pas formés pour ce genre de guerre.
En fait la France répète au Sahel les mêmes erreurs que l’OTAN en Afghanistan. Ni Barkhane, ni Takuba ne sont en mesure de mener une guerre multidimensionnelle. Elles pourraient fonctionner dans un conflit conventionnel ou terroriste symétrique, mais pas dans un contexte asymétrique: leur champ d’action est trop étroit et tend à compliquer la situation. Et c’est là que la méconnaissance des cultures locales prend tout son sens.
Comme j’ai personnellement pu le constater en Afghanistan, les Occidentaux tendent à jouer un rôle déstabilisant. Non pas qu’ils cherchent à déstabiliser ces pays, mais parce qu’ils sont incapables d’en comprendre la logique. En 2017, je me suis fait «taper sur les doigts» par un vice-directeur de l’OTAN à qui j’avais dit que la Tunisie, en l’état, n’accepterait pas d’installations de l’OTAN sur son territoire. Il ne m’a pas écouté et s’est fâché… et six mois plus tard, en février 2018, la Tunisie lui a bel et bien refusé l’implantation d’un centre de conduite opérationnelle de l’OTAN sur son territoire.
Les Occidentaux sont victimes de leur arrogance et de leur conviction d’être supérieurs: en clair, de leur sottise.
Sur le plan politique
L’insécurité croissante dans le Sahel et l’effet déstabilisant de la présence de forces étrangères sur leur sol a conduit les populations sahéliennes à s’interroger sur la pertinence et l’adéquation de leurs «stratégies». Engoncé dans une idéologie finalement très colonialiste, Paris est surpris de se voir rejeter par les Maliens. On a le sentiment d’apporter la lumière, sans jamais se poser la question de l’impact négatif sur la société: montée des prix, montée de la prostitution, multiplication des trafics, sans parler de la corruption des élites qui profitent de cette présence. Ces phénomènes ne sont pas liés à la France mais apparaissent dans le sillage de toutes les opérations de maintien de la paix.
Les Africains ont constaté que la manière dont la France mène les opérations ne fait qu’accroître leurs problèmes; et lorsqu’ils veulent travailler à leur manière et entamer un dialogue avec ce que les Français appellent des «djihadistes» on les en empêche. Ils veulent être souverains chez eux. Car lorsqu’une force étrangère – nationale ou multinationale – intervient, elle se substitue dans une très large mesure à l’autorité du pays: les militaires français, même s’ils font du bon travail, le font au service de la France, et non du Mali, du Niger ou d’un autre pays.
C’est en grande partie ce qui a conduit au coup d'Etat, et au recours à une société militaire privée (SMP) russe appelée «Wagner». Les SMP, (très largement utilisées par les Occidentaux en Irak, en Afghanistan, en Libye et ailleurs), posent de nombreuses questions fonctionnelles et juridiques. Mais elles ont un avantage considérable: lorsqu’on leur dit de partir, elles partent («Qui paie commande»).
Face à cette décision, la France se comporte comme un mauvais joueur. Interviewé sur France 5, le 17 octobre 2021, le ministre des Affaires étrangères Jean-Yves Le Drian exprime par sa seule condescendance pourquoi la France n’est plus bienvenue dans cette région.
La journaliste Caroline Roux l’interroge sur la présence des «mercenaires» russes de la société Wagner en Afrique «contre les intérêts français». Le Drian affirme qu’au Centrafrique, ceux-ci «confisquent la capacité fiscale de l’Etat» afin de se payer et «multiplient les violations, les exactions, les prédations pour se substituer parfois même à l’autorité du pays». Naturellement, avec l’intégrité toute relative qui le caractérise, il n’apporte ni preuve, ni exemple de ce qu’il affirme.
La presse française reprend largement ces propos, qui déclenchent la colère des autorités de Bangui. Quelques jours plus tard, sur TV5 Monde, Mme Sylvie Baïpo-Temon, ministre des Affaires étrangères de Centrafrique, répond à Jean-Yves Le Drian. Elle dénonce des propos «inacceptables» et «mensongers» et réfute toutes les accusations «qui ne représentent pas ce qui se passe en République Centrafricaine».
La ministre explique que ces allégations se réfèrent à une mission d’évaluation de trois mois, effectuée par la Russie – à la demande du gouvernement centrafricain – auprès des douanes centrafricaines, qui a produit des recommandations. Selon les médias centrafricains, ce travail devrait permettre d’accroître les recettes fiscales de 36 milliards de Francs CFA. Mme Baïpo-Temon constate qu’il y a, depuis quelque temps, une tentative du ministre français d’«infantiliser» son pays. Elle rappelle que le président Macron avait déjà «accusé le président Touadéra d’être otage de la présence russe», ce qui est clairement faux. Elle souligne que la République Centrafricaine est un «pays autonome, indépendant, souverain et qu’elle est en droit de faire appel à des partenaires». Elle rappelle également que la présence russe dans le pays découle du refus d’autres pays de répondre à la demande du président Touadéra, en 2016, de maintenir la force Sangaris, dont le retrait avait précisément été demandé par M. Le Drian. Elle juge donc les propos de son homologue français «diffamatoires et mensongers» et condamne la «guerre informationnelle» menée par Paris.
Quant aux accusations d’exactions qui auraient été commises par les membres du groupe Wagner au Centrafrique, elles se réfèrent à des rapports des Nations Unies extrêmement confus et contradictoires, ne parvenant pas à faire la distinction (et donc à attribuer des exactions souvent mal définies) entre les forces centrafricaines, les instructeurs russes, les membres de «Wagner» et l’ennemi! C’est pourquoi la République Centrafricaine a diligenté une enquête pour éclaircir la situation.
Mme Baïpo-Temon rappelle également que toutes les troupes qui ont été engagées sur le territoire centrafricain ont commis des exactions, et qu’à ce stade le dossier de viols de mineurs par des membres (français) de la force Sangaris n’est pas encore clos. Accusations de viol dont les militaires français (alors sous la responsabilité de M. Le Drian!) ont fait, en France, l’objet d’une enquête apparemment bâclée, puis d’un non-lieu pour le moins discutable.
Par ailleurs, le Parlement centrafricain a adressé ses remerciements aux Russes et semble satisfait de leur engagement, puisque le gouvernement leur a érigé un monument. Cela n’empêchera pas certains médias, comme la RTS, de relayer la propagande de Paris.
En fait, la France surfe sur la vague russophobe actuelle pour tenter de s’imposer au Sahel. Cela lui a permis de faire pression sur l’UE et la Communauté Economique des Etats de l'Afrique de l'Ouest (CEDEAO) pour adopter des sanctions contre le Mali et la firme Wagner. Le problème est que les sanctions affectent dangereusement la population civile, à dessein. Car il s’agit de la faire souffrir afin qu’elle se rebelle contre ses nouveaux dirigeants, comme le décrit clairement Richard Nephew, responsable des sanctions au Département d’Etat sous Barack Obama et délégué à l’Iran sous Joe Biden, dans son ouvrage intitulé L’art des sanctions, que l’on peut honnêtement qualifier de répugnant.
Conclusions
Nous sommes incapables de délivrer ce que nous avons promis, ni en termes de développement, ni en termes de sécurité.
Nos systèmes démocratiques font que nos dirigeants évitent d’assumer leurs erreurs afin de les faire oublier et ainsi être réélus. C’est pourquoi, les dirigeants français évitent de rappeler que si le Mali a été sous la menace d’une «invasion» rebelle, c’est en grande partie parce que d’autres Français ont totalement déséquilibré la région en renversant Kadhafi. Ce n’est évidemment pas ce que des fanfarons sans intégrité comme BHL diront, mais c’est ce que les populations du Sahel pensent. Avec raison.
Les soldats français morts au Sahel ne l’ont pas été pour le Mali, ni même pour la France, mais pour rattraper les erreurs de quelques «personnalités» irresponsables, vaniteuses et soucieuses de leur seule gloire, qui pensent que la vie des autres est à leur service.
La gouvernance de Kadhafi n’était certainement pas celle de la Suisse – tant s’en faut – mais elle avait le mérite de maintenir un équilibre entre tribus qui garantissait une stabilité régionale. Dans toute l’Afrique règne un équilibre instable entre des institutions inspirées par l’Occident et des structures coutumières. La gouvernance ne peut donc pas s’exercer exactement comme dans nos pays, et il est même à se demander s’il est souhaitable que cela le devienne. Il faut avoir vécu en Afrique (et avoir été attentif) pour le comprendre. En rompant cela, le président Sarkozy a déstabilisé l’ensemble d’une région (sans parler des migrations).
La situation actuelle au Mali résulte de décisions stupides prises à Paris. Aujourd’hui, le gouvernement malien issu du putsch de mai 2021 n’est certainement pas la solution optimale, mais c’est celle que les Maliens souhaitent. Au lieu de les sanctionner et de pénaliser davantage un pays déjà pauvre, tentons de les accompagner vers le mieux.
Nous menons des guerres sans rien construire. En Afghanistan, après vingt ans, le départ des Occidentaux a signifié l’effondrement du pays. Tout simplement parce que dans ce temps nous n’avons rien construit de pérenne: ni institutions, ni industrie, ni savoir-faire.
En fait, nous agissons sans connaître, et sans stratégies. Après chaque mort en Afghanistan ou au Mali, on répète inlassablement que «les gars font du bon boulot!», mais on ne remet jamais en question la nature même de ce «boulot» et de ses objectifs. Comme disait Sun Tzu: «La tactique sans stratégie n’est que du bruit avant la défaite».
VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET
1 Commentaire
@vladm 11.02.2022 | 18h10
«Merci pour ce commentaire très fouillé.
Ne pas oublier une des causes majeures de la présence de la France dans cette région d'Afrique sont les mines d'Uranium, principalement au Niger voisin. Celles-ci sont majoritairement exploitées par la France, ancienne puissance coloniale dans cette région et ils tiennent évidemment à en garder le contrôle. Ne jamais sous-estimer l'impact de nos sociétés énormément dépendantes à l'énergie et accessoirement aux ressources minières pour notre fuite en avant...»