Analyse / Un Suisse au Panthéon: Jean-Frédéric Perregaux (1744-1808), banquier et arriviste
Le 11 novembre, le Panthéon a accueilli les cendres du romancier Maurice Genevoix. Ceux qui ont eu la curiosité de consulter la liste des défunts inhumés dans ce mausolée républicain auront été surpris de constater qu’il abrite un Neuchâtelois, le banquier Jean-Frédéric Perregaux. Son parcours de vie justifie-t-il qu’il ait les honneurs du Panthéon? On peut en douter mais personne n’a encore demandé qu’il en soit exclu. Il faut dire, par exemple, qu’il ne semble pas avoir eu le même niveau d’implication que son compatriote de Pury dans le commerce triangulaire.
Jean-Frédéric Perregaux, né à Neuchâtel en 1744, a très tôt quitté son pays pour apprendre la finance à Mulhouse, à Amsterdam, puis à Londres. En 1765 (il a 21 ans), on le retrouve à Paris où il est commis de banque avant d’entrer au service du banquier genevois Jacques Necker, qui deviendra bientôt ministre de Louis XVI après avoir fait fortune.
Quinze ans plus tard, Perregaux, qui a fait du chemin, crée sa propre banque à Paris en s’associant à un Vaudois, Isaac Panchaud. L’établissement prospère et jouit d’une clientèle huppée et internationale. Celle-ci comprend de nombreux Britanniques, des membres de la noblesse française aussi. Madame de Staël, fille de Necker, confie ses fonds à l’ancien collaborateur de son père. Le banquier mène grand train, fréquente une société mêlée, entretient quelques jeunes femmes peu farouches.
Le double jeu de Perregaux
Lorsque la Révolution éclate, Perregaux s’implique juste assez pour ne pas devenir suspect. Il s’inscrit à la Garde nationale, quitte à se faire remplacer dans les tours de garde. Il fait partie du comité des finances de l’Assemblée constituante. Il spécule sur les blés et transfère pour le compte des émigrés des fonds importants auprès de ses différents correspondants à l’étranger, moyennant finances bien entendu. Il entretient une correspondance discrète et suivie avec Lord Auckland, secrétaire d’Etat au commerce britannique et opposant farouche à la Révolution française, et l’informe en détail sur la situation en France. Il ne se contente pas de jouer les agents de renseignement, mais distribue des fonds provenant du gouvernement britannique aux fractions les plus extrémistes des révolutionnaires, connus sous le nom d’Exagérés ou Hébertistes, du nom de leur principal meneur. Le but de la manœuvre était évidemment de créer des conditions de désordre et d’instabilité politique telles qu’elles rendraient possible, à terme, le retour des Bourbons.
Victimes de la politique du Comité de salut public présidé par Robespierre, les Hébertistes finissent sur l’échafaud. Perregaux (dont on ignore à l’époque les activités subversives) est brièvement incarcéré, mais sort de prison grâce à des protections et s’empresse de se réfugier en Suisse d’où il ne reviendra qu’après le 9 Thermidor (27 juillet 1794) et l’instauration du Directoire.
Sous l’aile de Bonaparte
Plus prospère que jamais, notre banquier fréquente notamment Talleyrand, dont il servira plus tard la politique sous l’Empire. Talleyrand et lui sont faits pour s’entendre; ils ont tous les deux l’échine souple et les scrupules ne les étouffent pas. Le gouvernement du Directoire est corrompu et incompétent, et les affaires s’en ressentent. Perregaux et quelques amis banquiers, sentant venir le vent, appuient le jeune général Bonaparte, qui s’empare du pouvoir le 18 brumaire an VIII (9 novembre 1799). Ils consentent à Bonaparte un prêt de 12 millions de francs (de l’époque, dits francs germinal) destiné à restaurer les finances de l’Etat, mises à mal par l’impéritie du gouvernement. Bonaparte, devenu Premier Consul, crée peu après la Banque de France et lui accorde le privilège exclusif d’émettre des billets de banque. La Banque de France est une société anonyme dont la famille Bonaparte et les familles Beauharnais et Murat, notamment, sont actionnaires. Les banquiers, dont Perregaux, reçoivent des actions gratuites; Perregaux est nommé Premier Régent de la Banque. Bonaparte le remercie ainsi de ses services lors du coup d’Etat. Il est alors au sommet de la faveur et sa fortune est considérable. Il crée en 1806 une nouvelle banque, la société Perregaux et Cie, avec son ancien collaborateur Jacques Laffitte, devenu son associé. Il est resté proche de Talleyrand et finance les voyages des agents de renseignement employés par ce dernier, dont la belle Mme de Bonneuil (1748-1829). Perregaux reçoit les dépêches qu’elle envoie de Russie ou d’Espagne et les transmet à Talleyrand qui mène sa propre politique, parfois au détriment de l’Empereur. Il meurt de la syphilis le 17 février 1808, à l’âge de 64 ans, dans des circonstances dramatiques. Il s’était retiré dans son château de Viry-Châtillon, autrefois propriété de la duchesse de Mazarin puis du comte de Sartines qui le lui avait vendu sous le Directoire. Napoléon décide de le faire enterrer au Panthéon.
Marié en 1779 avec Adélaïde Harenc de Presle de Surville, fille de banquier, Perregaux avait eu un fils, Alphonse, et une fille, Anne-Marie (1779-1857), à laquelle il est très attaché. Bonaparte lui-même, protecteur du général Marmont qui est son aide de camp, négocie avec le banquier les conditions du contrat de mariage d’Anne-Marie avec le jeune officier, qui vient de se distinguer pendant la campagne d’Italie. Marmont ne tardera pas à regretter ce mariage avec, selon ses dires, une « mauvaise femme ». Alphonse, comte Perregaux, (1785-1841), auditeur au Conseil d’Etat sous l’Empire, deviendra pair de France sous la monarchie de Juillet.
Perregaux le caméléon
La figure de notre banquier fait irrésistiblement penser au baron de Nucingen, personnage de la Comédie humaine de Balzac. Parti de rien, il a connu successivement l’Ancien Régime, la Révolution, le Directoire, le Consulat et l’Empire, profitant de chaque changement de gouvernement pour augmenter sa fortune et son pouvoir. C’est un «caméléon» ainsi que le surnomme Antoine Girard-Bloc dans son livre «Les Banquiers: splendeurs et misères de la finance», paru en 2014. Il n’a pas hésité à servir d’agent de renseignement à une puissance étrangère et même à utiliser les fonds fournis par celle-ci pour tenter d’agir sur le cours de la Révolution, prenant ainsi des risques considérables. On peut donc lui supposer un certain courage personnel. De toute évidence, il est particulièrement doué pour la finance. Il sait se placer du côté des puissants, comme sa faveur auprès de Napoléon en témoigne. Il est mort en 1808, à l’apogée de l’Empire, et n’aura ainsi pas vu la triste fin de l’épopée impériale.
Le Panthéon, cet inconnu
Le Panthéon, monument de style néo-classique situé dans le 5e arrondissement de Paris, a été construit entre 1758 et 1776 pour abriter les reliques de Sainte Geneviève, patronne de Paris. En 1791, la Constituante transforme l’église en «Panthéon des grands hommes» et décide d’y inhumer les personnalités exceptionnelles qui contribuent à la grandeur de la France. Elle fait graver sur le fronton l’inscription « Aux grands hommes, la Patrie reconnaissante ». A ce jour le Panthéon abrite les cendres de 75 hommes et 5 femmes. Faudra-t-il compléter l’inscription ?
VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET
2 Commentaires
@Lagom 03.12.2020 | 15h44
«Bonaparte n'était pas non plus un saint homme. Les hommes et les femmes ne sont pas jugés sur leurs actions, mais plutôt selon leur proximité ou de leur distance d'un pouvoir; politique, journalistique, militaire, bancaire, entrepreneurial, syndical, etc., et surtout sur le dernier acte. Arafat, inventeur du terrorisme moderne, envoyez des bises volantes sur sa dernière apparition publique avant de disparaître, il était passé vers la fin pour un homme bien. On se souvient comment notre présidente de la Confédération, juive, était émue au larmes de joie en le voyant passer par Berne ! »
@Eggi 06.12.2020 | 16h08
«Merci à la rédactrice de cet intéressant article, dont le premier mérite est de rappeler l'existence d'un Suisse -méconnu de moi, en tout cas- ayant fait carrière en-dehors de sa patrie, ce qui a été le cas de nombreux de ses compatriotes à travers l'histoire. Si les Français l'ont mis au Panthéon et ne l'en ont pas encore retiré, c'est peut-être parce que ses mérites l'emportent à leurs yeux sur ses faiblesses, ce qui est le lot de la grande majorité des "grands hommes".
La conclusion de l'article est énigmatique; faudrait-il aux yeux de la rédactrice graver « Aux grands (...), la Patrie reconnaissante » et, dans ce cas, les grandes seront-elles plus recommandables que Jean-Frédéric Perregaux?»