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Analyse / Au-delà de la guerre, la détresse annoncée en Ukraine


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Professeure de sociologie des médias, Olga Baysha a grandi et étudié à Kharkiv, dans l’est de l’Ukraine. Puis aux USA, à l’université du Colorado où elle a passé son doctorat. Elle pratique aujourd’hui à l’Ecole de sciences économiques (HSE) de Moscou. Elle nous donne ici son point de vue sur les perspectives d’avenir à propos de la condition sociale en Ukraine, dans un contexte de disparités extrêmes, de corruption, et d’influence des oligarques. Un regard parmi d’autres. 



Olga Baysha, professeure de sociologie des médias


Personne ne sait aujourd'hui sur quels territoires l'Ukraine pourra garder le contrôle après la fin de la guerre. En outre, personne ne peut dire avec certitude s'il y aura une «fin de la guerre». D'horribles combats sanglants – comme la bataille de Bakhmut, qualifiée de «hachoir à viande» – pourraient s'arrêter dès cet automne, après un affrontement décisif. Mais les hostilités de faible intensité peuvent se poursuivre le long des lignes de contact pendant des années, comme ce fut le cas pendant la guerre du Donbas de 2014 à 2022. Cette évolution est tout à fait possible, et si la guerre de ce type se poursuit, elle aura des effets extrêmement néfastes sur l'économie ukrainienne et le bien-être des Ukrainiens ordinaires. L'Ukraine dépend désespérément des prêts et subventions étrangers pour rester à flot. Elle a besoin de la paix pour reconstruire son système économique et donner un élan à son développement; elle a besoin que les réfugiés ukrainiens rentrent chez eux et reconstruisent leur pays. Mais si une paix réelle n'est pas établie, de nombreux Ukrainiens pourraient ne pas vouloir rentrer chez eux; ils pourraient vouloir s'établir en Europe ou dans d'autres parties du monde, où ils ont trouvé refuge. En outre, si un conflit de faible intensité se poursuit, on ne peut guère s'attendre à ce que les Ukrainiens soient en mesure de lutter pour leurs droits sociaux: comme c'est le cas actuellement, toute tentative de critiquer le pouvoir et de protester en temps de guerre sera considérée comme apportant de l'eau au moulin de l'ennemi et sera réprimée.

Parallèlement, le radicalisme ukrainien et l'intolérance à l'égard des autres cultures, qui fleurissent en Ukraine depuis le coup d'Etat de Maïdan en 2014, ne feront que se renforcer. Ce que nous observons aujourd'hui, c'est le processus d'éradication de tout ce qui est lié à la culture russe, malgré le fait que les Russes constituent le deuxième groupe ethnique d'Ukraine. Les temples de l'Eglise orthodoxe russe (celle du patriarcat de Moscou, opposée à celle du patriarcat de Kiev) sont retirés de leurs communautés et les ecclésiastiques sont poursuivis; les livres d'auteurs classiques russes sont retirés des bibliothèques et détruits; les monuments érigés en l'honneur de personnages historiques dont les noms sont liés à l'histoire commune de l'Ukraine et de la Russie sont démolis; et ainsi de suite. Les russophones n'ont aucun pouvoir dans l'Ukraine d'aujourd'hui – aucun parti ne représente leurs intérêts, simplement parce que tous les partis d'opposition ont été interdits. Cela ne signifie pas que les gens ne peuvent pas parler russe dans la vie de tous les jours, bien que les représentants de certaines professions soient harcelés en permanence par des «activistes» parce qu'ils utilisent la langue russe au travail: enseignants, vendeurs, policiers, etc. Au niveau des ménages, la langue russe est largement utilisée, et dans les régions du sud-est de l'Ukraine, on peut l'entendre partout. En fait, les analystes ukrainiens les plus intéressants dont je suis les chaînes YouTube parlent russe. De temps en temps, ils critiquent même le gouvernement ukrainien pour sa politique culturelle bornée; mais ces voix sont marginales et ne représentent pas le courant dominant.

Il est clair qu'un tel environnement social est un terreau fertile pour le populisme autoritaire. L'Ukraine est présentée par ses dirigeants comme une entité culturelle totalement unifiée, dont seuls les collaborateurs et les traîtres sont exclus (je développe ce thème dans mon nouveau livre War, Peace, and Populist Discourse in Ukraine qui sortira en juin). Même si un autre dirigeant arrive au pouvoir, je doute très sérieusement qu'une politique alternative soit formulée. La société ukrainienne a été fortement traumatisée par la guerre en cours; la culture du radicalisme n'a fait que se renforcer et il est difficile d'imaginer que le niveau d'antagonisme diminuera.

Je dis «si un autre dirigeant arrive» parce qu'il y a de fortes chances que Zelensky soit écarté du pouvoir si la guerre est terminée sous telle ou telle forme et que l'accent est mis sur les problèmes économiques. A la veille de cette guerre, la cote d'approbation de Zelensky n'était que de 17%, précisément en raison de l'incapacité de son équipe à s'attaquer aux problèmes économiques. C'est la guerre qui l'a fait passer du statut de réformateur néolibéral malheureux à celui de héros national. La fin de la phase chaude de la guerre lui enlèvera son auréole, non seulement à cause du désastre économique dans lequel l'Ukraine d'après-guerre sera plongée, mais aussi parce que la Russie pourrait sortir de ce conflit avec de nouvelles régions ukrainiennes. Les gens pourraient alors se demander quel était l'intérêt de ne pas mettre en œuvre les accords de Minsk. Selon eux, le Donbass était censé continuer à faire partie de l'Ukraine dans un statut de large autonomie. Non seulement la non-application des accords par Zelensky a déclenché une véritable guerre, mais elle a également entraîné la perte de nouveaux territoires. Il existait une alternative au désastre en cours, et les gens pourraient commencer à s'en rendre compte. 

Certains acteurs politiques de droite en Ukraine (Petro Poroshenko, Viyali Klitchko et quelques autres) ont déjà commencé à mobiliser leurs ressources politiques pour lutter contre Zelensky lors des prochaines élections présidentielles qui, conformément à la Constitution de l'Ukraine et à la loi ukrainienne «sur les élections du président de l'Ukraine», devraient se tenir le 31 mars 2024. Ces élections pourraient ne pas avoir lieu si la loi martiale est maintenue, ce qui est dans l'intérêt de l'administration de Zelensky.

VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET

2 Commentaires

@simone 03.06.2023 | 16h32

«Voilà un éclairage fort intéressant. Grand merci.
Suzette Sandoz»


@willoft 06.06.2023 | 20h52

«Ne suis ni d'un côté ou de l'autre
Mais comment croire que la Russie sabote son pont de Crimée, bombarde le barrage qui approvisionne la Crimée
Sabote ses oleoducts ???

L'occident est mort!»