Lu ailleurs / Votez Calimero !
Voulez-vous être une victime ? Rien de plus simple, il suffit de suivre la tendance, et les résultats sont garantis !
Sebastian Dieguez, Vigousse
« C’est vraiment trop inzuste ! » Qui aurait prévu que la litanie d’un attachant personnage de dessin-animé des années 1970 deviendrait le slogan politique du IIIe millénaire ? Oh non ! Le malheur a encore frappé le pauvre Calimero, qui pourtant est bien brave et n’y peut rien ! Ah, si seulement il avait eu une bonne connexion internet et le droit de vote…
N’importe quel gamin de quatre ans a bien compris le truc : le rôle de victime attire la sympathie. A partir de cette constante plutôt chouette de l’esprit humain, on peut désormais bâtir des empires. Certes, il est bon d’être altruiste, empathique et compassionnel envers ceux qui sont moins bien lotis que nous, c’est même une nécessité pour les êtres sociaux et moraux que nous sommes. Mais l’idée, à la base, est d’éviter que les victimes restent des victimes, dans la mesure, précisément, où ce rôle n’a rien d’enviable. Or qu’observe-t-on aujourd’hui ? Cette position de victime est devenue un statut enviable, qu’il s’agit de revendiquer haut et fort, et dans laquelle il faut se complaire le plus longtemps possible.
Cet étrange renversement n’est pas nouveau. Le philosophe Bertrand Russell y avait consacré un essai en 1937 déjà, intitulé « la vertu supérieure des opprimés ». Il y décrivait un sophisme assez pervers : toute personne victime d’une oppression est perçue comme moralement bonne. Puisque le sort s’acharne sur Calimero, c’est qu’il est d’une vertu irréprochable. Une victime doit être une bonne victime, sans quoi elle est elle-même responsable de ce qui lui arrive. On connaît la chanson : « elle l’a bien cherché ». La nouveauté consiste à exploiter ce raisonnement foireux sans la moindre vergogne : je suis une bonne personne, mais je ne suis pas content de mon sort, donc je suis une victime. A ce compte, évidemment, il n’y a même plus besoin d’être véritablement victime de quoi que ce soit, il suffit de se percevoir comme une victime.
L’idée commence à faire son chemin en sciences politiques, la victimisation personnelle est un facteur majeur de la polarisation et du populisme ambiant. On s’en doutait depuis quelques années. A droite, des victimes de la mondialisation, des élites, de l’économie, du politiquement correct ; à gauche, des victimes du système, du capitalisme, de la discrimination, des injustices ; à droite comme à gauche, des gens qui se perçoivent comme persécutés, ignorés, abandonnés, réprimés. Mais tous ces Calimeros sont-ils véritablement des victimes de quoi que ce soit ? Non, la première étude à mesurer les effets politiques de la « victimisation égocentrique » montre qu’aucun facteur démographique n’est lié à ce sentiment (à part le fait d’être un homme, pauvres chous).
En revanche, se percevoir comme une victime est fortement lié au complotisme, au ressentiment envers les institutions, au racisme et au narcissisme, et encourage le soutien aux politiciens qui jouent sur cette fibre victimaire. Ce qui est la définition même du populisme : on vous prive de ce qui vous revient de droit, vous n’y pouvez rien, mais nous allons changer ça.
Evidemment, cette tendance est une insulte aux véritables victimes d’un monde qui reste très loin d’être juste. Et si tout le monde se voit comme une victime, alors les autres victimes deviennent de facto suspectes, ce qui aboutit à une concurrence victimaire qui transforme nos démocraties en préaux de récréation. Seule bonne nouvelle, après toutes ces années, on dirait bien que Calimero tient enfin sa revanche contre son destin trop inzuste.
« "Why me ?" The role of perceived victimhood in American politics », M. Armaly & A. Enders, Political Behavior, à paraître.
VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET
1 Commentaire
@automne 22.11.2020 | 11h43
«Très intéressante réflexion, merci
»