Lu ailleurs / La face cachée de Zelensky
Depuis le début de la guerre en Ukraine, le président Volodymyr Zelensky est adulé en Occident, jusqu’à récolter des standing ovations dans presque tous les parlements où il intervient. Début mai, le site Investig’Action, fondé par Michel Collon, a traduit une interview (d’abord publiée en anglais sur le site The Grayzone) d’Olga Baysha, ukrainienne originaire de Kharkiv et docteure en philosophie à l’université du Colorado. Elle y dévoile la face cachée du président ukrainien. Extraits.
Vous soulignez dans votre livre que Zelensky a joué le rôle d’un personnage charismatique en utilisant sa célébrité et ses talents d’acteur pour amener les gens à le soutenir au nom d’un programme vague et rassurant (paix, démocratie, progrès, lutte contre la corruption). Mais en réalité, ça occultait un autre programme qui n’aurait pas été populaire, à savoir un programme économique néolibéral.
O.B. : (…) Les promesses électorales de Zelensky, faites à la frontière entre le réel et le virtuel, portaient principalement sur le «progrès» de l’Ukraine. Le «progrès» étant compris comme «modernisation», «occidentalisation», «civilisation» et «normalisation». C’est ce discours progressiste et modernisateur qui a permis à Zelensky de camoufler ses projets de réformes néolibérales, lancés trois jours seulement après l’arrivée au pouvoir du nouveau gouvernement.
Tout au long de la campagne, l’idée de «progrès» mise en avant par Zelensky n’a jamais été liée aux privatisations, aux ventes de terrains, aux coupes budgétaires, etc. Ce n’est qu’après avoir consolidé son pouvoir présidentiel en établissant un contrôle total sur les pouvoirs législatif et exécutif que Zelensky a clairement indiqué que la «normalisation» et la «civilisation» de l’Ukraine signifiaient la privatisation des terres et des biens publics, la déréglementation des conditions de travail, la réduction du pouvoir des syndicats ou encore l’augmentation des tarifs des services publics.
Vous avez souligné que de nombreux étrangers ont été nommés à des postes économiques et sociaux importants après le coup d’Etat de 2014 et avant le mandat de Zelensky.
Oui, le changement de pouvoir de Maïdan en 2014 a marqué le début d’une toute nouvelle ère dans l’histoire de l’Ukraine en termes d’influence occidentale sur les décisions souveraines du pays. Pour être claire, depuis que l’Ukraine a déclaré son indépendance en 1991, cette influence a toujours existé. La Chambre de commerce étasunienne, le Center for US-Ukraine relations, le US-Ukraine Business Council, l’European Business Association, le FMI, l’EBDR, l’OMC, l’UE – toutes ces institutions de lobbying et de régulation ont influencé de manière significative les décisions politiques en Ukraine.
Cependant, jamais dans l’histoire de l’Ukraine avant le Maïdan, le pays n’avait nommé des citoyens étrangers à des postes ministériels de premier plan – cela n’est devenu possible qu’après le Maïdan. En 2014, Natalie Jaresko, citoyenne des Etats-Unis, a été nommée ministre des Finances de l’Ukraine; Aivaras Abromavičius, citoyen de Lituanie, est devenu ministre de l’Economie et du Commerce de l’Ukraine; Alexander Kvitashvili, citoyen de Géorgie, est devenu ministre de la Santé. En 2016, Ulana Suprun, citoyenne étasunienne, a été nommée ministre de la Santé par intérim.
(…)
Plus on regarde vers l’est, plus le rejet du Maïdan et de son programme européen est fort et homogène. Plus de 75% des personnes vivant dans les oblasts de Donetsk et de Louhansk (deux régions orientales de l’Ukraine majoritairement peuplées de russophones) ne soutenaient pas le Maïdan, tandis que 20% seulement des personnes vivant en Crimée le soutenaient.
Ces chiffres statistiques, fournis par l’Institut de sociologie de Kiev en avril 2014, n’ont pas empêché les institutions occidentales du pouvoir de faire valoir que le Maïdan était le soulèvement du «peuple ukrainien» présenté comme un ensemble homogène – une supercherie idéologique très efficace. En se rendant sur la place Maïdan et en encourageant ses révolutionnaires à protester, les membres de la «communauté internationale» ont manqué de respect à des millions d’Ukrainiens qui défendaient des opinions anti-Maïdan, contribuant ainsi à l’escalade du conflit civil qui, au bout du compte, a conduit au désastre que nous observons aujourd’hui avec impuissance.
(…)
Quel est le bilan de Zelensky en matière de démocratie, de liberté d’expression et de liberté de la presse, en matière de pluralisme politique et de traitement des différents partis politiques?
(…) Avec son zèle réformateur, Zelensky est allé plus loin. Début février 2021, les trois premières chaînes de télévision d’opposition – NewsOne, Zik et 112 Ukraine – ont été fermées. Une autre chaîne d’opposition, Nash, a été interdite au début de 2022, avant le début de la guerre. Après le déclenchement du conflit, en mars, des dizaines de journalistes indépendants, de blogueurs et d’analystes ont été arrêtés; la plupart d’entre eux défendent des opinions de gauche. En avril, des chaînes de télévision de droite – Channel 5 et Pryamiy – ont également été fermées. En outre, Zelensky a signé un décret obligeant toutes les chaînes ukrainiennes à diffuser un programme unique, présentant le seul point de vue pro-gouvernemental sur la guerre. Tous ces développements sont sans précédent dans l’histoire de l’Ukraine indépendante. Les partisans de Zelensky affirment que toutes les arrestations et interdictions de médias doivent être passées par pertes et profits pour des raisons militaires. Ils ignorent ainsi le fait que les premières fermetures de médias ont eu lieu un an avant l’invasion russe.
Le Conseil national de sécurité et de défense (NSDC) a été utilisé par Zelensky en 2021 pour sanctionner certaines personnes, principalement des rivaux politiques. Pouvez-vous expliquer ce qu’est le NSDC, pourquoi Zelensky l’a utilisé et si cela était légal ou pas?
Après l’effondrement de son soutien populaire en 2021, Zelensky a lancé un processus inconstitutionnel de sanctions extrajudiciaires contre ses opposants politiques. Ces sanctions étaient imposées par le Conseil national de sécurité et de défense (NSDC). Elles impliquaient la saisie extrajudiciaire de biens sans aucune preuve d’activités illégales de la part des personnes physiques et morales concernées. Parmi les premiers à être sanctionnés par le NSDC figurent deux députés parlementaires de la Plate-forme d’opposition «Pour la vie» (OPZZh) – Victor Medvedchuk (qui a ensuite été arrêté et montré à la télévision avec le visage battu après un interrogatoire) et Taras Kozak (qui a réussi à s’échapper d’Ukraine), ainsi que des membres de leurs familles. Cela s’est produit en février 2021. En mars 2022, 11 partis d’opposition ont été interdits. Les décisions d’interdire les partis d’opposition et de sanctionner les dirigeants de l’opposition ont été prises par le NSDC; et elles ont été mises en œuvre par décrets présidentiels.
(…)
Quid de la liste des «artisans de la paix» (Myrotvorets) qui serait affiliée au gouvernement ukrainien et aux services de renseignement?
Le site nationaliste Myrotvorets a été lancé en 2015 «par un député du peuple occupant un poste de conseiller au ministère de l’Intérieur de l’Ukraine» – c’est ainsi que le rapport de l’ONU le décrit. Le nom de ce député du peuple est Anton Gerashchenko, un ancien conseiller de l’ancien ministre des Affaires intérieures Arsen Avakov. C’est sous le patronage d’Avakov en 2014 que des bataillons nationalistes de répression ont été créés pour être envoyés dans le Donbass afin de supprimer la résistance populaire contre le Maïdan.
Myrotvorets a fait partie de la stratégie générale d’intimidation des opposants au coup d’Etat. Tout «ennemi du peuple» – quiconque ose exprimer publiquement des opinions anti-Maïdan ou contester le programme nationaliste de l’Ukraine – peut se retrouver sur ce site. Les adresses d’Oles Buzina, un célèbre journaliste, abattu par des nationalistes près de son immeuble à Kiev, et d’Oleg Kalashnikov, un député de l’opposition tué par des nationalistes dans sa maison, figuraient également sur Myrotvorets. Ce qui a aidé les tueurs à trouver leurs victimes. Les noms des meurtriers sont bien connus, mais ils ne sont pas emprisonnés, car dans l’Ukraine contemporaine, où la vie politique est contrôlée par les radicaux, ils sont considérés comme des héros.
Le site n’a pas été fermé, même après qu’éclate un scandale international: Myrotvorets avait publié les données personnelles d’hommes politiques étrangers bien connus, dont l’ancien chancelier allemand Gerhard Schröder. Cependant, contrairement à M. Schröder qui réside en Allemagne, les milliers d’Ukrainiens dont les données se trouvent sur Myrotvorets ne peuvent pas se sentir en sécurité. Toutes les personnes arrêtées en mars 2022 avaient également été listées sur Myrotvorets. Je connais personnellement certains d’entre eux – Yuri Tkachev, le rédacteur en chef du journal Timer d’Odessa et Dmitry Dzhangirov, le rédacteur en chef de Capital, une chaîne YouTube.
L’universitaire ukrainien Volodymyr Ishchenko a déclaré dans une interview récente avec la New Left Review que, contrairement à l’Europe occidentale, il y a davantage de partenariat entre le nationalisme et le néolibéralisme en Europe orientale postsoviétique.
Je suis d’accord avec Volodymyr. Ce que nous observons en Ukraine est une alliance de nationalistes et de libéraux fondée sur leur intolérance commune à l’égard de la Russie et, respectivement, de tous ceux qui prônent la coopération avec elle. A la lumière de la guerre actuelle, cette unité des libéraux et des nationalistes peut sembler justifiée. Cependant, l’alliance a été créée bien avant cette guerre – en 2013, lors de la formation du mouvement Maïdan.
(…)
Dès les premiers jours des manifestations, les nationalistes radicaux ont été les combattants les plus actifs du Maïdan. L’unité entre les libéraux associant l’Euromaïdan au progrès, à la modernisation, aux droits de l’homme, etc., et les radicaux cooptant le mouvement pour leur programme nationaliste était une condition préalable importante à la transformation de la protestation civique en une lutte armée aboutissant à un renversement anticonstitutionnel du pouvoir. (…) Au moins en partie, ce que nous observons aujourd’hui est le résultat tragique de cette alliance malheureuse et sans vision à long terme, formée pendant le Maïdan.
Pouvez-vous expliquer quelle a été la relation de Zelensky avec l’extrême droite en Ukraine?
Zelensky lui-même n’a jamais exprimé d’opinions d’extrême droite. Dans sa série «Serviteur du peuple», qui a été utilisée comme plateforme électorale non officielle, les nationalistes ukrainiens sont dépeints de manière négative: ils n’apparaissent comme rien d’autre que les marionnettes d’oligarques stupides. En tant que candidat à la présidence, Zelensky a critiqué la loi sur la langue signée par son prédécesseur Porochenko, qui faisait de la connaissance de la langue ukrainienne une exigence obligatoire pour les fonctionnaires, les soldats, les médecins et les enseignants. «Nous devons initier et adopter des lois et des décisions qui consolident la société, et non l’inverse», affirmait le candidat Zelensky en 2019.
Cependant, après avoir assumé la fonction présidentielle, Zelensky s’est tourné vers le programme nationaliste de son prédécesseur. Le 19 mai 2021, son gouvernement a approuvé un plan d’action pour la promotion de la langue ukrainienne dans toutes les sphères de la vie publique, un plan strictement conforme à la loi linguistique de Porochenko, pour le plus grand plaisir des nationalistes et la consternation des russophones. Zelensky n’a rien fait pour poursuivre les radicaux pour tous les crimes qu’ils avaient commis contre les opposants politiques et la population du Donbass. Le symbole de la transformation droitière de Zelensky s’est manifesté à travers le soutien que lui a apporté le nationaliste Medvedko, l’un des accusés du meurtre de Buzina. Medvedko a publiquement approuvé l’interdiction par Zelensky des chaînes d’opposition en langue russe, en 2021.
La question est de savoir pourquoi. Pourquoi Zelensky a-t-il fait volte-face en faveur du nationalisme alors que les gens espéraient qu’il poursuivrait une politique de réconciliation? Comme le pensent de nombreux analystes, c’est parce que les radicaux, bien que représentant une minorité de la population ukrainienne, n’hésitent pas à utiliser la force contre les politiciens, les tribunaux, les forces de l’ordre, les journalistes, etc. En d’autres termes, ils sont tout simplement bons pour intimider la société, y compris toutes les branches du pouvoir. Les propagandistes peuvent répéter aussi souvent qu’ils le veulent le mantra «Zelensky est juif, il ne peut donc pas être nazi». Mais la vérité, c’est que les radicaux contrôlent le processus politique en Ukraine par la violence contre ceux qui osent s’opposer à leurs programmes nationalistes et suprématistes. Le cas d’Anatoliy Shariy – l’un des blogueurs les plus populaires d’Ukraine vivant en exil – est un bon exemple pour illustrer ce point. Non seulement lui et les membres de sa famille reçoivent en permanence des menaces de mort, mais les radicaux ne cessent d’intimider les militants de son parti (interdit par Zelensky en mars 2022), en les passant à tabac et en les humiliant. Les radicaux ukrainiens appellent ça des «safaris politiques».
Pensez-vous que Zelensky joue un rôle constructif en tant que leader de guerre de l’Ukraine ou pas?
Je suis régulièrement les discours de guerre de Zelensky, et je peux affirmer avec certitude que la façon dont il présente le conflit ne peut guère conduire à une résolution diplomatique, puisqu’il répète en permanence que les forces du bien sont attaquées par les forces du mal.
La guerre actuelle est une prolongation de la guerre de 2014, qui a commencé lorsque Kiev a envoyé des troupes dans le Donbass pour réprimer la rébellion anti-Maïdan sous couvert de la soi-disant «opération antiterroriste». La reconnaissance de ce contexte plus large ne présuppose pas l’approbation de «l’opération militaire» de la Russie, mais elle implique la reconnaissance que l’Ukraine est également responsable de ce qui se passe. Formuler la question de la guerre actuelle en termes de combat de la civilisation contre la barbarie ou de la démocratie contre l’autocratie n’est rien d’autre que de la manipulation. C’est essentiel pour comprendre la situation. La formule de Bush «soit vous êtes avec nous, soit vous êtes avec les terroristes» est propagée par Zelensky dans ses appels au «monde civilisé». Cette formule s’est avérée très commode pour écarter toute responsabilité personnelle dans le désastre en cours.
Pour vendre cette histoire unidimensionnelle au monde entier, les compétences artistiques de Zelensky semblent inestimables. Il est enfin sur la scène mondiale, et le monde applaudit. L’ancien comédien ne cherche même pas à cacher sa satisfaction. Répondant à la question d’un journaliste français le 5 mars 2022 – le dixième jour de l’invasion russe – sur la façon dont sa vie avait changé avec le début de la guerre, Zelensky a répondu avec un sourire empreint de plaisir: «Aujourd’hui, ma vie est belle. Je crois que l’on a besoin de moi. Je pense que c’est le sens le plus important de la vie – être utile. Sentir que vous n’êtes pas seulement un vide qui ne fait que respirer, marcher et manger. Vous vivez.»
VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET
2 Commentaires
@simone 15.05.2022 | 08h48
«Comment sortir d'un conflit où chacune des parties prétend représenter le bien contre le mal et où l'Occident embouche les même trompettes? C'est désespérant. Merci de votre article.
Suzette Sandoz»
@Delphus 20.05.2022 | 10h28
«Cet article présente un éclairage différent sur la personnalité de monsieur Zelinski et sur sa politique. Cet éclairage pourrait être pratiqué relativement à de nombreux chefs d’états. Il ne peut, en aucun cas, justifier l’intervention russe et l’anéantissement de ce pays.»