Média indocile – nouvelle formule

Analyse

Analyse / Techniques médiatiques pour orienter l'opinion publique


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L'histoire du magnat allemand de la presse Alfred Hugenberg (1865-1951), relatée par l’historien Johann Chapoutot dans son dernier livre, éclaire le fonctionnement et l’évolution des médias jusqu'à aujourd'hui. Et comment nombre d’entre eux ont mis les esprits libres au service de leur «vérité».



Je lisais récemment le dernier essai − Les irresponsables. Qui a porté Hitler au pouvoir?, Editions Gallimard − de l’historien français Johann Chapoutot, professeur d’histoire contemporaine à La Sorbonne, qui relate comment Hitler est arrivé au pouvoir en 1933. J’en discutais également avec lui lors d’un entretien sur Antithèse, diffusé l’automne dernier.

Le «führer oublié»

Le récit de Chapoutot articule notamment le déploiement, à partir des années 1920, d’efforts de propagande médiatique destinée à convaincre la population allemande de la nécessité d’adopter une politique raciale, néodarwiniste, basée sur les lois du sang et l’expansion géographique à l’est afin d’assurer un «lebensraum» à la nation, à des fins autant mystiques qu’économiques. La cheville ouvrière de cette propagande est Alfred Hugenberg, surnommé le «führer oublié» par Klaus Wernecke, son biographe, et que Chapoutot compare un peu rapidement — ses affinités politiques obligent — aux magnats de la presse Vincent Bolloré ou Rupert Murdoch.

Il n’en reste pas moins intéressant de s’arrêter sur l’action de cet idéologue méconnu des idées raciales, à la fois docteur en économie, «seigneur de l’industrie lourde» en tant que président du directoire de l’entreprise Krupp, et magnat de la presse, avec un groupe comptant 26 quotidiens et hebdomadaires nationaux et régionaux, ainsi qu’une agence de presse utilisée par 1 600 journaux. Le nom de la holding créée par Hugenberg: l’«Association économique pour la promotion des forces de relèvement spirituel».

Durant la Grande Guerre, Hugenberg a également cofondé, avec l’association des patrons allemands et des grands propriétaires terriens, le comité «Ukraine libre», qui plaidait pour l’indépendance de la région, appelée, une fois détachée de la Russie, à devenir un protectorat économique du Reich. Ses vœux se sont brièvement réalisés lors de la signature de la paix de Brest-Litovsk, le 3 mars 1918, qui consacra la victoire allemande à l’est et assura une hégémonie inédite au Reich entre la mer Noire et la Baltique. Ces intérêts, et leur actualisation dans le cadre de l’actuelle guerre en Ukraine, ont également été décrits par l’historienne Annie Lacroix-Riz dans son entretien sur Antithèse en janvier 2023.

En 1927, Hugenberg acquiert aussi la plus grande entreprise de production cinématographique, la UFA, créée par l’armée en 1917, produisant alors l’essentiel de la fiction allemande. Il achète également la Deulig, spécialisée dans la confection des actualités diffusées avant les projections des films, sorte d’ancêtre du journal télévisé.

Labourer les profondeurs de la psyché

Hugenberg assemble ainsi «une redoutable machinerie» qui n’a rien à envier aux campagnes publicitaires déployées outre-Atlantique par Edward Bernays, utilisant un modèle rhétorique et graphique efficace: gros titres noirs soulignés en rouge, usage abusif de points d’exclamation et de termes tranchants, caricatures…

Le professeur Ludwig Bernhard, ami d’Hugenberg, décrit cela en 1928 comme une «technique du sensationnalisme». Il salue cet «art de diriger, pour une journée, l’attention d’une large population vers un événement particulier, le tout avec une force magnétique», c’est-à-dire plus précisément «d’élever un fait, une déclaration, voire une simple supputation au rang d’événement mondial un jour durant». La finalité, selon Bernhard, est essentiellement économique: il s’agit «d’attirer le regard d’un public intéressé, car les recettes publicitaires sont la principale source de revenus des journaux». Un constat très lucide, qui se vérifie tout au long du 20e siècle. Pour preuve: l’accaparement de la publicité par les GAFAM à partir des années 2000 a entraîné la lente dégradation, sans doute irréversible, des grands médias historiques.

Hugenberg utilise aussi cette influence, comme l’ont fait tous les propriétaires de presse, quelles que soient leurs orientations politiques, pour «labourer les profondeurs océaniques» de la psyché nationale et l’orienter dans le sens idéologique qui est le sien.

La presse selon Spengler

Le célèbre philosophe Oswald Spengler, ami d’Hugenberg, a décrit avec clarté, comme à son habitude, le fonctionnement de cette presse. Dans son Déclin de l’Occident, il écrit:

«Qu’est-ce que la vérité? Pour la foule, c’est ce qu’elle lit et ce qu’elle entend (…), elle est aujourd’hui ce que dit la presse. Ce qui est vrai, c’est ce que la presse veut. Ses propriétaires produisent, transforment et échangent des vérités. Trois semaines d’un travail de presse, et voilà le monde entier d’accord sur une vérité. Elle durera aussi longtemps que l’argent sera là pour la répéter matin, midi et soir (…). Elle ne sera réfutée que lorsqu’une puissance financière se positionnera en face et sera en mesure de la marteler plus fort aux yeux et aux oreilles de tous. Alors, l’aiguille de la boussole changera de nord et orientera différemment l’opinion publique. Chacun est désormais convaincu de la nouvelle vérité et se réveille de son erreur d’hier.»

«Sans que le lecteur s’en rende compte, le journal change de propriétaire et le lecteur de maître. L’argent triomphe ici aussi et fait entrer les esprits libres à son service. Aucun dompteur ne maîtrise mieux sa meute (…). La presse est aujourd’hui une armée avec ses différents matériels, avec ses officiers, les journalistes, et les soldats, ses lecteurs. Et, comme dans toute armée, le soldat obéit aveuglément, les buts de guerre et les plans opérationnels changent sans qu’il n’en ait aucune idée. Le lecteur ne sait pas du tout ce que l’on veut faire de lui, il n’est pas censé le savoir (…). Il n’existe pas pire satire de la liberté de pensée. Jadis, on n’avait pas le droit de penser librement. Aujourd’hui, on en a le droit, mais on ne le peut plus.»

Propos cyniques et pessimistes, sans doute. Un brin schématiques. Mais néanmoins limpides sur l’état de la presse à l’époque et tout au long du 20e siècle.

L’émergence des nouvelles plateformes de communication, au début du 21e siècle, a cassé ce monopole de l’influence et rendu accessibles des informations autrefois cachées au grand public. En ce sens, c’est une révolution nécessaire, qui néanmoins s’accompagne, comme toute révolution, de tentatives de récupération, d’obfuscation par la masse de données disponibles, de censure et de manipulations. Transition épochale passionnante et fascinante que je vis de l’intérieur et à laquelle je suis heureux de contribuer, modestement, avec Antithèse et Bon pour la tête.


Article publié initialement sur Antithèse, l'information autrement 


«Les irresponsables. Qui a porté Hitler au pouvoir?», Editions Gallimard, 304 pages.

VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET

1 Commentaire

@Laurentvallotton 25.04.2025 | 13h57

«

Excellent article!

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