Média indocile – nouvelle formule

Analyse


PARTAGER

L'échange musclé entre Trump et Zelensky, le 28 février dans le Bureau ovale, a fait le tour du monde. Qu'en penser? Entre un président ukrainien aux abois, dupé par les Etats-Unis qui l’ont poussé à ne pas signer la paix avec la Russie en 2022, et un président américain qui tente de sortir son pays du bourbier en sauvant la face, retour sur les vrais enjeux de ce clash spectaculaire.



Article publié à l'origine sur le site «Antithèse»


Décidément, l’époque est fascinante! Toutes les digues sautent, avec une administration américaine décomplexée qui ne s’embarrasse plus du langage policé auquel nous étions habitués. Il y a quelque chose d’assez jouissif à observer ces déroulements, même si la vigilance reste de mise.

Deux attitudes sont à éviter: un rejet a priori de toutes les décisions de Trump et de ses équipes, sous prétexte qu’il serait un dictateur d’extrême droite (position de la gauche idéologique); et un soutien béat à ses prises de parole et décisions politiques (position de la majorité des souverainistes conservateurs en Europe). Ces deux postures ne tiennent tout simplement pas compte de la complexité du réel et ne permettent donc pas d’appréhender ce dernier avec pertinence.

Affaire Epstein: des documents curieusement décevants

Trois événements liés à Trump ont fait beaucoup parler d’eux ces derniers jours. D’abord, la sortie d’une vidéo lunaire intitulée Trump Gaza, réalisée par IA et partagée par le président américain sur son réseau social. Elle fait penser, comme me l’a soufflé une personne chère, au clip d’un mauvais groupe tzigane serbe dans les années 1990. Cette vidéo laisse tout simplement songeur…

Jeudi 27 février, des documents relatifs à l’affaire Epstein, célèbre pédocriminel américain décédé de manière suspecte en prison, ont été révélés par l’administration de Donald Trump. Promesse forte de sa campagne, la mise à disposition de ces documents n’a pas répondu aux attentes. Ils ne contiennent aucune révélation explosive, et surtout pas de liste de clients. Largement expurgés et caviardés, ces documents ne nous apprennent rien de plus que ce que l’on savait déjà. Forte déception dans le camp des aficionados de Trump… Mais est-ce vraiment une surprise?

Pas vraiment, si l’on songe que Trump lui-même a été en relation avec Epstein, qui a longtemps été son voisin à Palm Beach et a participé à de nombreuses fêtes organisées par le président américain dans sa villa. Quelle était véritablement la nature de leur relation et l’implication éventuelle de Trump dans le réseau pédocriminel d’Epstein? Difficile à dire. En outre, il y a fort à parier que nombre de bailleurs de fonds de Trump ont été impliqués dans ce vaste scandale et ne souhaitent naturellement pas que leur nom soit révélé. Affaire à suivre, donc…

Zelensky se prend une «rouste» à la Maison-Blanche

Le troisième événement majeur, qui a fait le tour du monde, est l’échange musclé entre Trump, J.D. Vance et Zelensky au sujet des négociations de paix avec la Russie. Le président américain, en conformité cette fois avec ses promesses de campagne (même s’il évoquait une résolution en 24h), s’est montré favorable à la conclusion d’un accord avec Vladimir Poutine, estimant que les massacres doivent cesser et que les États-Unis ont dépensé trop d’argent pour soutenir Kiev. Il souhaite d’ailleurs mettre la main sur les ressources en terres rares et en gaz naturel du pays pour compenser les montants octroyés. C’était la raison de la visite du président ukrainien aux États-Unis (mais finalement aucun accord n’a été signé).

Zelensky, au contraire, a réaffirmé qu’il ne faisait aucunement confiance au président russe et qu’il comptait sur l’administration américaine pour «chasser Poutine» de son pays. Il s’est embarqué dans un exercice de justification pour souligner que c’est la Russie qui, dès 2014, avait provoqué l’insurrection dans le Donbass.

Pour être clair, ceci est factuellement faux. Après le coup d’État du Maïdan en 2014, d’ailleurs soutenu par les États-Unis et Victoria Nuland (Madame “Fuck the EU”), plusieurs villes de l’est de l’Ukraine, peuplées de russophones, se sont insurgées. Ces insurrections ont été violemment réprimées par l’armée ukrainienne, déjà composée en partie de bataillons ultra-nationalistes à tendance néo-nazie (comme le révèle un magnifique documentaire de Paul Moreira sur le sujet). Seule la région du Donbass a résisté et tenu dans le temps, créant de fait un climat de guerre civile dans le pays, que les accords de Minsk auraient dû résoudre. Mais la France, l’Ukraine et l’Allemagne en ont décidé autrement. Il n’y a aucune preuve que la Russie ait soutenu ces insurrections, encore moins qu’elle les ait initiées. Tout ceci est aujourd’hui très bien documenté, par exemple dans une Masterclass sur Antithèse avec le journaliste Pierre Lorrain, spécialiste du monde slave et du monde soviétique.

Mais revenons à la réunion entre Trump et Zelensky (à visionner ci-dessous en intégralité).

Vance a martelé que la guerre avait trop duré et qu’il fallait maintenant envisager une solution diplomatique pour y mettre un terme. Le ton est ensuite monté, Trump menaçant de retirer son soutien à l’Ukraine si Zelensky ne mettait pas de l’eau dans son vin pour négocier avec Poutine.

Cet échange tendu, qui s’est déroulé devant les caméras des journalistes, aurait été inenvisageable il y a quelques années encore. L’ancien diplomate suisse Georges Martin, que j’ai reçu sur Antithèse, estime qu’il s’agit «d’une conversation pour l’histoire de la diplomatie». Quoi qu’il en soit, les marchés américains ont immédiatement réagi positivement aux déclarations de Trump renvoyant Zelensky aux gémonies.

Les vrais enjeux

Au-delà du brouhaha médiatique et des effets d’annonce dont Trump est coutumier, une analyse dépassionnée s’impose. Le président ukrainien, considéré illégitime par certains depuis l’expiration de son mandat le 20 mai 2024 (ce qui a conduit Trump à le traiter de «dictateur»), est aux abois. Il a été dupé par les États-Unis, qui l’ont poussé à ne pas signer la paix avec la Russie en avril 2022. Depuis, c’est la fuite en avant qui prévaut: vaincre la Russie ou perdre dans la honte, avec des centaines de milliers de morts sur la conscience.

Zelensky doit bien se rendre compte qu’il a été trompé. Mais il ne peut le reconnaître publiquement sans perdre la face et admettre qu’il s’est fourvoyé en abandonnant les négociations de paix en 2022. Aujourd’hui, il ne décide plus de grand-chose (si ce n’est de la mise aux enchères de ce qu’il reste de son pays). Son rôle d'acteur ne fait plus beaucoup illusion, en témoigne son humiliation de vendredi dernier. Double peine pour les nationalistes ukrainiens, à côté de leur échec sur le terrain, et, surtout, pour une partie des habitants dépossédés de ce malheureux pays.

Compte tenu de cette réalité, la posture américaine est hautement hypocrite. Certes, il est louable que Trump souhaite maintenant inverser la tendance belliciste de ses prédécesseurs et parvenir à la paix. Il est le seul dirigeant occidental à le vouloir. Mais il est impossible d’occulter le fait que les États-Unis, et Trump lui-même durant son premier mandat, ont longtemps instrumentalisé l’Ukraine pour satisfaire leurs intérêts géostratégiques dans la région. Ces derniers consistent — et c’était déjà l’ambition des Britanniques à partir de la fin du 19e siècle — à empêcher les pays d’Europe occidentale (en particulier l’Allemagne) de se rapprocher de la Russie via des partenariats économiques ou politiques.

A cela s’ajoute la volonté, elle aussi ouvertement exprimée, d’affaiblir la Russie par tous les moyens imaginables, et même de la démembrer (lire mon article détaillé à ce sujet). C’est ce qui a conduit l’administration Biden à convaincre Zelensky de ne pas signer la paix en 2022. C’est aussi ce qui a motivé Trump à vigoureusement s’opposer à l’ouverture de Nord Stream II durant son premier mandat.

Trump, évidemment, connait les raisons profondes du soutien des États-Unis à l’Ukraine. Il est même en phase avec elles. Mais il sait aussi pertinemment que la guerre ne peut être gagnée, alors il cherche à sortir son pays de ce bourbier en sauvant la face et en récupérant au passage des matières premières et des hydrocarbures.

Le réel, chassé par l’idéologie, finit toujours par prévaloir.

VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET

7 Commentaires

@Pipo 07.03.2025 | 09h01

«Excellente analyse qui rejoint celle de nombreux geopoliticiens sérieux qui ne font pas dans l’émotivité et la pensée binaire , mais qui ne sont jamais invités dans les médias mainstream. Hélas les dirigeants européens sont incapables d’une telle analyse et continuent de s’enfermer dans leur posture idéologique , belliciste et hypocrite à la fois, prônant la paix tout en poussant à la guerre !
P.Flouck »


@Latombe 07.03.2025 | 10h57

«Je reviens sur vos propos: "Décidément, l’époque est fascinante! Toutes les digues sautent, avec une administration américaine décomplexée qui ne s’embarrasse plus du langage policé auquel nous étions habitués. Il y a quelque chose d’assez jouissif à observer ces déroulements, même si la vigilance reste de mise."
Personnellement je ne vois pas ce qu'il y a de jouissif à voir détruire le langage policé qui fait l'essence de la diplomatie.
Mais peut-être ce qu'il y a de jouissif pour vous c'est de voir se manifester un président des USA ouvertement favorable aux thèses complotistes en particulier celles qui visent à faire de l'Ukraine la responsable de la guerre Russo-Ukrainienne actuelle ?
Les historiens, dans 50 ans environ, feront le point des responsabilités de Maïdan d'une part et des activistes pro-russes du Donbass d'autre part, dans le déclenchement de l'invasion décidée par un certain Vladimir nostalgique de Staline.
Pour l'instant on peut raisonnablement constater que l'Ukraine est en train de s’affirmer en tant que nation, même dans la douleur, indépendante de la Russie, au moins pour quelques temps (?) et indépendante des USA, dans quelques temps...
A suivre avec bienveillance pour ses habitants qui se battent pour défendre leur pays et au nom du refus de l'impérialisme sous toutes ses formes (MAGA ou Nova Russia p. ex).
»


@Foenix 07.03.2025 | 11h09

«Oh combien les rappels historiques sont utiles pour comprendre une situation. Et il est encore plus important de comprendre les racines d'un conflit pour ceux qui cherchent à faire la paix. Malheureusement, la mémoire est rarement au rendez-vous, en particulier dans les administrations. Tout aussi vrai est le fait qu'il faut avoir un regard objectif et non émotionnel sur ce genre d'évènements. Donc merci pour ces rappels.»


@Christophe Mottiez 07.03.2025 | 12h22

«"après le coup d’état du maïdan en 2014, d’ailleurs soutenu par les états-unis et victoria nuland":
ce n'était pas un coup d'état, mais une révolution qui était certes favorable aux intérêts états-uniens et défavorable aux intérêts russes.
en revanche, le séparatisme des régions russophones de l'ukraine a été fomenté par les services secrets russes depuis au plus tard 2005 et l'activation de ce séparatisme en 2014 fut un véritable coup d'état que le régime kéguébiste russe a évidemment toujours nié. pour un résumé en accès libre de cette question, cf. par exemple:
https://en.wikipedia.org/wiki/Russian_separatist_forces_in_Ukraine#cite_note-HcRW22814-185

»


@AlbertD576 07.03.2025 | 14h11

«Merci pour cet excellent article. Il est bon de rappeler que Trump n'est pas un enfant de coeur et qu'il faut s'en méfier. Finalement, tout cela n'est devenu que du spectacle, nouvelle forme de la propagande plus adapté à nos démocraties numériques.

Quelques compléments à cette analyse:

Les USA ont soutenu cette guerre par procuration pour affaiblir la Russie et l'Europe. Mais cela a rapproché la Russie et la Chine, qui en profite largement pour renforcer sa puissance et son économie.

Alors, l'intervention de Trump est logique. Car il y une dynamique dans l'attitude des USA pour atteindre plusieurs objectifs:

- faire financer l'OTAN par l'Europe pour pouvoir se désengager.
- booster ses ventes d'armement et d'énergie (gaz liquide).
- affaiblir l'Europe économiquement (fin du gaz russe bon marché et impact des sanctions).
- affaiblir la Russie pour qu'elle soit obligé de conclure des accord commerciaux avantageux aux USA.
- s'approprier les richesses de l'Ukraine.
- empêcher la Chine de "contrôler" Taiwan, producteur stratégique de puces informatiques.

Les premiers objectifs sont atteints, les USA doivent obsolument couper le lien Russie-Chine car cette dernière commence à devenir dangereuse (manoeuvres militaires et escalations à Taiwan).

Alors, l'altercation entre Trump et Zelenski était un message destiné aux Européens car les USA ont bien l'intention d'atteindre tous leurs objectifs.

Et si l'Europe persiste dans ses intentions bellicistes en soutenant une guerre qui doit cesser car elle a atteint ses objectifs, les USA pourraient nous surprendre.

Les USA ont le choix entre une attitude pro-européenne, neutre ou pro-russe en fonction de l'évolution de la situation.

Pour l'instant, ils envoient des ballons d'essai pour tester les européens: gel de l'aide militaire, arrêt de la cybersurveillance russe, discussion d'un accord sur le gaz avec la Russie, renforcement du lien avec Taiwan, fin de la collaboration des renseignements américains avec les ukrainiens.

La prochaine étape pourrait être une levée partielle des sanctions contre la Russie par les USA.

Alors, au lieu de commenter les clowneries de Zelenski-Trump et d'approuver des budgets records pour poursuivre la guerre, les parlementaires européens devraient faire fonctionner le semblant de cerveau qu'il leur reste pour éviter un désastre.»


@simone 07.03.2025 | 16h33

«Pourquoi ne peut-on pas lire cela et l'entendre "officiellement"?
Espérons que nos conseillers fédéraux vous lisent!
Merci de la clarté de vos lignes.»


@Françoise 59 07.03.2025 | 18h28

«En période de guerre, la propagande remplace l'information. Il est donc impossible pour le public de connaître les faits. Ce n'est que quand le discours finit par se contredire que l'on commence à comprendre.

Par contre, l'altercation en direct de ces deux personnages est entièrement disponible en ligne pour tous. C'est une occasion unique d'avoir la source de l'information pour peu que l'on maîtrise l'anglais.

Alors, plutôt que de lire des réinterprétations des paroles telles que tous les médias l'ont fait, je propose à chacun de visionner ces 40 minutes. C'est une mine d'or d'information d'une grande clarté. Pas besoin d'avoir fait science-po pour comprendre.»