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Lu ailleurs

Lu ailleurs / De la téléconférence en pyjama au dumping social, les promesses du télétravail

Marie Céhère

29 septembre 2020

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Le média spécialisé dans la communication et l’innovation ADN expose comment l’essor forcé du télétravail par temps de pandémie se transforme déjà en un modèle économique attractif pour les patrons et les Etats.



Nous avons beaucoup échangé, y compris dans les colonnes de Bon Pour La Tête, ri et glosé sur nos petites aventures et déconvenues autour du télétravail, un élément qui s’est définitivement imposé comme trait du moment covid-19, et pour certains, du «monde d’après». Le travail à distance, dont l’habitude s’installe, pourrait en fait alimenter une nouvelle forme de dumping social, touchant cette fois non pas l’industrie, avec les délocalisations d’usines, mais les employés du tertiaire. 

Bien sûr, les entreprises n’ont pas attendu la pandémie pour délocaliser et sous-traiter certains services. On pense aux plateformes téléphoniques du Maghreb, par exemple, ou aux services informatiques installés en Inde, et même la comptabilité de TX Group (Tamedia), qui déménagera à Belgrade d’ici 2023, comme le révélaient nos amis de Vigousse en août dernier (voir numéro 457).

Mais ce qui n’était encore qu’une exception et ne touchait que certains secteurs il y a quelques mois, pourrait devenir une règle. 

Les conséquences économiques du télétravail, pour le moment, sont surtout envisagées à l’échelle individuelle et du point de vue du travailleur. En France, la CGT, lors des négociations de rentrée autour du plan de relance de l’économie avec le gouvernement et les syndicats du patronat, a insisté sur la différence à faire nettement entre télétravail et «travail à la maison», plaidé pour le «droit à la déconnexion» afin d'encadrer le temps de travail. Le syndicat pointe l’augmentation du volume horaire consacré à l’activité salarié, le grignotage du travail sur les temps de pause, week-ends et soirées. 

Dans la même veine, Yann Le Pollotec, responsable de la Commission Révolution numérique du PCF, insiste sur la nécessité de préserver les «collectifs de travail» et d’éviter à tout prix l’isolement physique et psychique des travailleurs, ce qui donnerait lieu à un essoufflement des solidarités entre travailleurs et des mouvements sociaux. 

Sans leur prêter ce cynisme, au bénéfice du doute, du côté des dirigeants d’entreprise, le télétravail est d’abord une manière de baisser drastiquement les charges (location, électricité, assurances, matériel de bureau, mais aussi frais de transport et cantine sur place). Barclays et Morgan Stanley, pour ne citer qu’elles, envisagent de conserver une grande partie de leurs salariés en «tout télétravail», d’autres sur le modèle hybride «présence-distance», même une fois la pandémie envolée. 

Les multinationales s’aperçoivent qu’elles n’ont pas forcément besoin d’avoir des bureaux partout et en grand nombre. 

Pourvu qu'il y ait du Wi-Fi

Ces salariés à distance, on les appelle des digital nomads. Employés du secteur bancaire, financier, en conseil, coaching, audit, comptabilité... mais aussi infographistes, communicants, rédacteurs, monteurs vidéo, startupers ou salariés de grandes entreprises, ils peuvent travailler depuis chez eux, dans un café ou un espace de co-working. N’importe où dans le monde, pourvu qu’il y ait de l’électricité, une table, une chaise et une bonne connexion internet. 

Finis les temps de transport interminables, l’obligation de se lever aux aurores pour attraper son train de banlieue, la grisaille et la routine. Désormais, travail, bureau et costume cravate ou tailleur ne sont plus des synonymes. 

Nous sommes nombreux à nous être changés, sans y prendre garde, en ces nomades du XXIème siècle. 


Lire aussi: Télétravail, attention cadeau empoisonné


Combien d’entre nous ont cédé, durant les mois de confinement, à la tentation de participer à une réunion Zoom en pyjama, en tailleur sur le canapé, le chat sur les genoux..? Pris conscience que cela ne nous rendait pas forcément moins efficaces, et même, un peu plus heureux? 

Selon des critères précis tels que le coût des loyers, la disponibilité du Wi-Fi dans les cafés, la présence d’espaces de travail partagés, le prix moyen de la bière et surtout, la rapidité de la connexion internet, le site de location immobilière Spotahome a réalisé un classement des meilleures villes où s’installer lorsqu’on est un digital nomad. Belfast arrive la première, suivie de Lisbonne, Barcelone et Brisbane. Lyon, première ville française du classement, est 14ème, Genève, 18ème. 

Certaines régions, ruinées par la stagnation de l’activité touristique, cherchent à surfer sur la vague. Et la demande existe.

Le confinement a fait prendre conscience à beaucoup de citadins que leur qualité de vie laissait à désirer. Aux Canaries, à la Barbade ou aux Bermudes, explique le Guardian, des programmes gouvernementaux sont mis en oeuvre pour attirer les télétravailleurs, faute de touristes et de vacanciers. 

La Barbade et l’Estonie offrent même déjà la possibilité d’un visa spécial digital nomads. Seules conditions: un contrat de travail à l’étranger et un minimum de ressources, 3'500 euros mensuels en Estonie, 50’000 dollars annuels à la Barbade. La Géorgie compte se lancer bientôt dans la même aventure. 

Evidemment, comme tout ce qui paraît formidable et profitant à tout le monde, ce système possède aussi son revers de la médaille. C’est ce que le professeur d’économie Richard Baldwin appelle la «télémigration», et ses dérives inévitables. «Les grandes entreprises occidentales vont s’intéresser de près aux travailleurs et travailleuses des pays en développement» résume ADN. Une manière de tirer les salaires vers le bas. 

De même qu’un ouvrier qualifié de l’automobile français est interchangeable avec un Polonais ou un Slovaque, un comptable ou un consultant suisse, luxembourgeois ou britannique pourra être pourra être mis en concurrence avec un Uruguayen, un Argentin ou un Ukrainien, anglophone, connecté, moins cher et tout aussi qualifié. 

Nous n’avons pas fini d’apprendre les règles du monde d’après.

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