Actuel / Rencontre au sommet
Perché sur les hauts de Vevey, le centre Rabten Choeling du Mont-Pèlerin fait office de phare bouddhiste en Suisse romande depuis 1977. C’est là que le Dalaï-Lama a donné son premier enseignement public en Occident, à la fin des années 70. Mais, depuis 1996, une scission sur fond de désaccords spirituels s’est créée entre le centre d’études tibétaines et son chef spirituel en exil. D’où vient le désaveu du Dalaï-Lama? Ce dernier s’est-il progressivement éloigné de sa mission première de guide ultime? Je suis allée poser la question au «directeur» du monastère vaudois, le vénérable Gonsar Rinpoché.
Il est là. Celui dont, en tant qu'adepte de bouddhisme tibétain, j’avais tant entendu parler. Je pensais que j’aurais eu l’impression de toucher un bout de ciel himalayen, mais c’est le type le plus normal qui soit qui s’avance vers moi, avec un «hello!» jovial et encourageant.
Je m’assois face à lui, il me propose des caramels. Je règle mon portable pour filmer. On commence l’interview. J’entre dans le vif du sujet: c’est quoi cette histoire de schisme?
Mauvaise question. Enfin, j’aurais pu en poser une autre qu’il aurait donné la même réponse de 40 minutes. Il avait envie d’expliquer l’histoire depuis ses fondements.
Car voilà quelques années que Gonsar Rinpoché incarne involontairement le matelot rebelle d’un navire en pleine mutinerie. «C'est une dérive sectaire. Gonsar Rinpoché s'obstine à placer les esprits protecteurs plus haut que les valeurs essentielles du bouddhisme, le Mont-Pèlerin ne représente plus rien pour nous, nous n'y allons plus», expliquait Ten Zin Wangmo Drongshar, ancienne présidente de la communauté tibétaine de Suisse romande, dans un article du Temps datant de 1999. «Notre communauté tibétaine en Suisse n’adhère plus aux agissements sectaires de ce centre et ne le considère plus comme notre lieu spirituel», affirmait de son côté Tenzin Lhamo, présidente de la communauté tibétaine de Lausanne, à 24heures, en 2017. Selon les communiqués officiels du Dalaï-Lama, le centre s’adonne à des pratiques «qui représentent une forme dégénérée de la vie spirituelle». Ambiance.
De quoi parle-t-on?
En 1996, le Dalaï-Lama a rejeté publiquement le culte de la déité Shugden pourtant célébré depuis 400 ans. Non seulement par lui-même, mais également par ses propres maîtres, appartenant tous à l’école Gelugpa (une des quatre traditions du bouddhisme tibétain). Mais surtout par la communauté du Mont-Pèlerin, dont Shugden est la divinité protectrice. Ce «retournement de veste» a semé un chaos certain au sein de la communauté tibétaine, jusqu’à en opposer les membres les uns aux autres. Et si l’article du Temps, citant un expert américain, nous explique que «cette controverse est le reflet d'un conflit qui oppose le dalaï-lama et son approche éclectique du rituel aux éléments conservateurs de la tradition Gelugpa, qui rejettent tout emprunt à d'autres écoles», Gonsar Rinpoché a une toute autre version.
Selon lui, le problème remonte à 1959, lorsque le Dalaï-Lama a dû quitter le Tibet sous la pression chinoise. L’entourage du jeune Tenzin Gyatso, alors âgé de 24 ans, choisit de demander conseil à l’oracle* de la déité Shugden, au détriment de l’oracle officiel du gouvernement. Grâce aux recommandations précises de cet oracle, le Dalaï-Lama a pu fuir le Tibet sans encombre pour se réfugier en Inde. S’en suivit alors une liesse inédite à l’égard de Shugden, que l’oracle officiel a vue d’un très mauvais œil. Alors âgé de dix ans, Gonsar Rinpoché se souvient: «Arrivé en Inde, sa sainteté le Dalaï-Lama était très heureux et il a même écrit une prière en hommage à Shugden. Mis de côté, l’oracle de l’Etat est devenu très jaloux, car il n’avait pas été consulté. Alors que la divinité Shugden était devenue très populaire.»
Selon le supérieur du Mont-Pèlerin, ce seraient ces jeux de pouvoir et l’influence néfaste de l’entourage du Dalaï-Lama, totalement manipulé sur le sujet, qui seraient à l’origine de ce schisme: «Quand l’équipe qui l’entourait était bonne, il n’y avait pas de problème. Maintenant, cette équipe – constituée de Tibétains, que nous connaissons tous – a ses propres motivations. Le Dalaï-Lama est un peu comme le roi et il est entouré de gens intéressés qui souhaitent se mettre en avant devant lui. Et l’importance prise par la déité Shugden à ce moment-là a poussé son entourage à vouloir l’écarter», explique-t-il.
Fidèle à ses croyances, Gonsar Rinpoché a été mis face à un dilemme de loyauté qu’il a fini par trancher: «Le Dalaï-Lama est haut placé socialement et politiquement, mais au niveau spirituel, il est exactement comme d’autres maîtres spirituels. Dans la pratique, tous mes grands maîtres sont égaux. Mon maître principal, Guéshé Rabten (le fondateur du centre, ndlr), m’a tout appris, depuis l’alphabet. Tout ce que j’ai accumulé en termes de connaissance, de pratique et de sagesse, c’est grâce à lui. Donc je ne peux pas faire quelque chose qui va totalement à l’encontre de l’enseignement de mon maître tout ça parce que sa sainteté le Dalaï-Lama dit quelque chose de différent. Je ne peux pas lui donner la priorité parce qu’il est notre roi. Ça ne change rien au niveau spirituel.»
Tenzin Gyatso, qui est donc le 14e Dalaï-Lama et celui qui a vécu le plus longtemps jusqu’ici, est venu quatre fois au Mont-Pèlerin. Mais, depuis 1996, il n’y a plus remis les pieds. «Nous avons cette fierté d’avoir organisé toutes les activités de sa sainteté le Dalaï-Lama ici, en Occident. A cette époque, le Dalaï-Lama et son entourage ont beaucoup apprécié tout ce que nous avons fait pour eux, mais maintenant la situation a changé», regrette Gonsar Rinpoché, qui m’explique que son monastère continue malgré tout à célébrer les anniversaires du chef spirituel du Tibet. «Il est dit ici où là que nous sommes anti-Dalaï-Lama, mais ce n’est pas vrai!»
Propos controversés
S’il rechigne à dire du mal du Dalaï-Lama, Gonsar Rinpoché n’est pas dupe pour autant et j’en ai profité pour l’interroger sur les récents propos polémiques de sa sainteté. Ce dernier a notamment déclaré, lors d’une interview avec la BBC, que son successeur, si c’était une femme, devrait être attirante physiquement. Il a également affirmé, en substance, que l’Europe devrait rester aux Européens.
Des déclarations «un peu bizarres» dont l’évocation a déclenché des réactions pour le moins amusantes chez mon interlocuteur:
Quelques bases
Le monastère du Mont-Pèlerin a été fondé en 1977, grâce notamment au soutien et à l’aide financière d’Anne Ansermet, fille du célèbre chef d’orchestre Ernest Ansermet. Aujourd’hui, il est financé par les cotisations des membres de son association, ainsi que par des dons privés.
Il abrite 40 moines et 5 nonnes, ainsi que 40 étudiants laïcs qui y vivent à l’année.
VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET
2 Commentaires
@miwy 16.10.2019 | 07h28
«merci pour cet éclairage qui permet de mieux comprendre qui fait quoi à qui et pourquoi !»
@Lagom 16.10.2019 | 14h54
«Ils enseignent aux autres le zen et l'élévation des esprits à des zones inaccessibles alors leur guerre est larvée et elle ne semble pas vouloir se terminer bientôt. Heureusement qu'ils n'ont pas de chignons !»