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Actuel / Quand les super-profs se prennent les pieds dans le tapis

Jacques Pilet

25 mars 2019

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Les deux hautes écoles les plus prestigieuses de Suisse alémanique sont en crise. Diverses affaires démontrent que leur gestion, à la fois rigide et laxiste, doit être revue de fond en comble. Des professeurs se sont indûment enrichis à Saint-Gall, dans le temple international du management, une accusation de mobbing empoisonne le climat à l’Ecole polytechnique fédérale de Zurich.



Cela ne pouvait plus mal tomber. En juin, le parlement cantonal saint-gallois doit voter un crédit de 90 millions pour déplacer la célèbre HSG de sa colline vers la ville. Or, la commission des finances a jeté un pavé dans la mare. Elle a trouvé des notes de frais exorbitantes, des mandats extérieurs douteux, un institut qui s’enfonce dans les déficits. Les députés exigent un examen complet et approfondi de ce qui se passe dans cette maison.

Ironie: ce sont des professeurs de droit, d’économie et de management qui sont maintenant poursuivis pénalement pour avoir abusé des frais. Vols en première classe, dépenses personnelles sur le compte de l’école… Jusqu’à 150'000 CHF pour un seul de ces messieurs. D’autres sont accusés d’avoir fait travailler les étudiants pour leur propre entreprise. Enfin l’institut de formation continue en économie européenne du professeur Carl Baudenbacher, une sommité internationale par ailleurs très engagée contre l’accord-cadre, vient d’être fermé. Il accumulait un million de déficit, en dépit des subventions et des écolages (36'000 CHF par étudiant). Un observateur avisé a eu cette formule: «Il s’est développé une mentalité de self-service.»

Que le rapport accablant ait été révélé au public n’a pas plu… à ses auteurs, qui ont déposé plainte pénale contre le ou les coupables des fuites. Mais tout a été raconté dans les journaux locaux. La direction de l’école a tenté le plus longtemps possible de se montrer sereine dans le registre du «nous réglons les problèmes en famille». Le malaise devant un tel gaspillage des fonds publics a pris cependant une telle ampleur que ces derniers jours, le ton a changé. Le rectorat s’est fendu d’une lettre au Grand Conseil où il jure que tout rentrera dans l’ordre et admet que l’établissement «doit revoir fondamentalement sa culture d’entreprise». 

Le grand écrivain saint-gallois Niklaus Meienberg (suicidé en 1993), ce légendaire révolté, a maintes fois décrit l’oppression qu’il ressentait dans ce canton conservateur, où les grands bourgeois arborent une autosatisfaction, une totale assurance d’être toujours dans leur bon droit, une méfiance viscérale face aux esprits critiques. Ne voilà-t-il pas qu’aujourd’hui, le principal pourfendeur des scandales, le président du groupe radical (FDP), Beat Tinner, lui emboîte le pas: «Il manque dans ce canton la culture de la dispute. Nous marchons ensemble, bien-pensants, sans jamais un mot méchant. Celui qui tente une fois de mordre, on ne l’aime pas trop. Et cela conduit à reconnaître trop tard les erreurs commises.»

De surcroît, la gloire internationale de cette université était telle que ses gourous se sont laissés gagner par l’hybris, ce mal du pouvoir nullement réservé aux politiciens.

A Zurich, l’affaire qui agite le milieu académique est d’une autre nature. Pour la première fois de son histoire, l’Ecole polytechnique fédérale a licencié une professeure, l’astrophysicienne italienne Marcella Carollo, accusée par des dizaines d’étudiants en master de mobbing, d’humiliations diverses. Sa proche collègue est aussi dans le viseur. Le site Republik a enquêté sur cette affaire pendant des mois et prend la défense de ces enseignantes. «On n’aurait pas procédé ainsi avec des hommes». Difficile de se faire une opinion en l’état. Ce qui est sûr, c’est que le rectorat a tardé à établir les faits, s’est barricadé dans le silence. Quant à l’ombudsman chargé de ce genre de différends, il vient du cercle des vieux professeurs et ne cache guère son parti-pris. Encore une institution très hiérarchisée, menée à l’ancienne. Le nouveau président, un Romand, Joël Mesot, secouera peut-être la grande maison.

Ces turbulences académiques ont le mérite de faire apparaître les points faibles de la conduite de certaines grandes entités publiques suisses: la lenteur, la rigidité, l’opacité, le refus du débat interne. On l’a vu à La Poste, chez Ruag, et ailleurs. 


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Après La Poste, Ruag: un autre état dans l'état - Jacques Pilet

VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET

2 Commentaires

@Dri 06.04.2019 | 15h05

«Quel amateurisme, payé par les contribuables à la rescousse!

"Il manque dans ce canton la culture de la dispute. Nous marchons ensemble, bien-pensants, sans jamais un mot méchant. Celui qui tente une fois de mordre, on ne l’aime pas trop. Et cela conduit à reconnaître trop tard les erreurs commises." Même si j'ai grandi ici, j'ai toujours eu du mal avec cet aspect précis de la mentalité suisse, générant frustration, incompréhension et malentendus. Tout est une question de curseur, mais il vaut parfois mieux parler haut et fort que taire des dysfonctionnements et injustices crasses.»


@gindrat 14.04.2019 | 16h58

«Lamentable… Mais consolons-nous : ça commence à bouger en Suisse.»


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