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Actuel / Les sanctions contre la Russie sont-elles contre-productives?

Daria Mihaesco

26 juillet 2017

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Les sanctions visant à fragiliser la Russie suite à l’annexion de la Crimée auraient-elles eu un effet inverse en renforçant la production locale au détriment des produits importés?



Alors que les Etats-Unis s’apprêtent à appliquer des nouvelles sanctions contre la Russie, Bruxelles vient de réagir officiellement en dénonçant une atteinte directe aux intérêts des sociétés européennes (principalement allemandes) investissant dans le projet du gazoduc Nordstream2 mais aussi dans d’autres secteurs comme les chemins de fer, le transport maritime, le secteur financier ou minier entre autres. Cette réponse montre la frustration de plus en plus évidente des Européens face aux rodomontades d’une Amérique peut-être plus intéressée à vendre son gaz de schiste qu’à instaurer la paix dans le Donbass, le bassin houiller, partagé entre l'Ukraine et la Russie.

Mais en quoi consistent exactement les sanctions imposées à la Russie depuis 2014 et que l’Europe a prolongées de six mois en juin dernier? Quel est le but recherché? Tout d’abord il s’agit de restrictions sur les échanges financiers avec les banques d’Etat, l’interdiction de vente d’armes et de matériel destiné à un usage militaire ainsi que sur l’équipement technologique destiné au forage en Arctique. Vient ensuite l’interdiction de visas pour près de deux cents personnes politiquement exposées. Le but recherché étant évidemment de faire infléchir la Russie qui devrait renoncer à la Crimée et cesser de soutenir les territoires de l’Est de l’Ukraine.

Tel est pris qui croyait prendre

En réplique aux mesures occidentales, Poutine a décrété un embargo sur les fruits et légumes, produits laitiers et viandes provenant des pays à l’origine des sanctions. Des campagnes poussant à consommer local (voir photo ci-dessus) sont rendues superflues car la baisse du rouble rend les biens étrangers comparativement beaucoup plus chers.

Selon certains chiffres qui sont difficiles à confirmer ou à estimer, la perte que la Russie essuie avoisinerait 75 milliards d’euros sur trois ans et un déficit inestimable sur le plan technologique. La perte du côté des importateurs occidentaux s’approcherait des 200 milliards d’euros sur la même période (1000 milliards selon les sources russes), mais il est très difficile de se faire une idée exacte du montant du manque à gagner. Cette perte, ironiquement, découlerait davantage des sanctions des pays occidentaux eux-mêmes que de l’embargo imposé par la Russie. En effet, les sanctions de l’Ouest privent l’Occident lui-même des exportations vers la Russie! Sans compter la difficulté des industries – même celles qui ne sont touchées ni par l’embargo russe ni par les sanctions occidentales – à obtenir un crédit d'exportation vers la Russie.

Le sursaut des remplaçants

L’effet immédiat des sanctions et de l’embargo a bien sûr ravi les pays importateurs les plus importants: la Biélorussie, le Brésil, l’Egypte. l’Iran ou la Colombie se sont levés du banc des remplaçants et ont pris une place prépondérante sur le terrain commercial. On parle aussi de court-circuits instaurés par exemple par la Pologne qui ferait transiter ses pommes par la Biélorussie pour ensuite les voir arriver sur les étals russes sous pavillon biélorusse.

De plus, la Russie s’est mise à reconstruire une industrie alimentaire branlante, boudée par les Russes jusqu’en 2014. Avant la crise de la Crimée, il était de bon ton de consommer occidental aux dépens des produits locaux. Les sanctions ont eu un effet extrêmement positif sur l’industrie russe même pour des productions qui n’étaient pas traditionnellement mises en avant. Exemples: la viande de bœuf, le saumon ou des types de fromages typiquement étrangers. Des usines ont été mises sur pied et la Russie a commencé à produire relativement rapidement des produits qui imitent plutôt bien les originaux. Pour la petite histoire, Eataly (épicerie de luxe italienne) a ouvert son premier magasin à Moscou en mai dans une luxueuse échoppe dont la surface équivaut à un demi-terrain de football mais a dû se résoudre à vendre des mozzarella «made in Russia», ce qui est quand même assez comique. Les produits laitiers biélorusses ont d’ailleurs énormément bénéficié de l’embargo tout comme les produits suisses qui ne sont pas touchés par l’interdiction d’importation.

Exportations plus compétitives

La finance? Elle n’est pas en reste. Le dernier eurobond russe vient d’être lancé avec succès et, selon le magazine Forbes, souscrit par une majorité d’investisseurs américains alléchés par un rendement de plus de 4% en USD et manifestement peu inquiets d'une maturité de 10 ans voire de 30 ans. Les agences de notations ont relégué la Russie à la catégorie d’obligations pourries (junk bonds) mais les investisseurs ne semblaient même pas effrayés par les possibles sanctions du Sénat américain sur ces obligations russes, émises par la seule banque VTB. En d’autres termes, les investisseurs semblent contredire l’opinion des politiciens. Les grandes banques suisses, en revanche, ne permettent pas d’acheter cet eurobond, considéré comme papier-valeur local non négociable.

D’autre part, les sanctions ont fait baisser le rouble et rendu les exportations plus compétitives, notamment les exportations d’armes. La Russie reste ainsi le troisième exportateur d’armes après les Etats-Unis et la Chine.

«De la récession à la reprise»!

Il est aussi intéressant de noter que le dernier rapport de la Banque Mondiale publié en mai 2017 annonce d’excellents résultats économiques avec un titre évocateur: «De la récession à la reprise»! On peut y découvrir que la Fédération russe dépense moins en pourcentage du produit intérieur brut que l’Europe ou les pays de l’OCDE, si l'on exclut le secteur de la défense. La même étude montre une inflation sous contrôle qui est passée de près de 16% début 2015 à environ 4%, même si les bas revenus la ressentent de manière plus aiguë car c’est tout particulièrement les prix de la nourriture qui prennent l’ascenseur.

En y réfléchissant quelques instants, pouvait-on imaginer un seul instant que le président russe s’avouerait vaincu par les sanctions et annoncerait dans la foulée qu’il renoncerait à la Crimée alors même qu’une majorité écrasante de Russes estime que l’annexion est justifiée? L’histoire montre que les sanctions imposées aux pays ont souvent un effet contraire à celui recherché en permettant au pouvoir en place de les utiliser comme excuse pour tous les maux dont souffre le pays ou en créant un sentiment d’unité contre l’ennemi, autrement dit contre celui qui impose les sanctions.

Les fromagers français, les producteurs de fruits espagnols ou les producteurs de saumon norvégiens se demandent certainement si le jeu en vaut la chandelle.



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