Actuel / Les connexions nazies des musées de Zagreb et de Belgrade: un héritage empoisonné
C'est l'histoire de la provenance plus que problématique de certains des principaux joyaux artistiques du musée Mimara de Zagreb et du Musée national de Belgrade. Certaines des œuvres les plus précieuses et importantes sont en effet entachées de connexions nazies et de pillages, ainsi que d'une ignorance délibérée des autorités.
Pour comprendre à quel point la situation est sordide, rappelons l'histoire d'Ante Topić Mimara. Mimara incarne ceux qui ont su profiter des deux côtés. Il a fait fortune grâce aux Allemands, se glissant dans les cercles entourant Hitler. Ensuite, il a pu profiter de sa collection mal acquise grâce aux communistes, qui se sont empressés de lui faire un accueil des plus généreux. Voici son histoire en quelques mots.
Ante Topić Mimara. © Mimara.hr
On sait très peu de choses sur ses débuts, sa date et son lieu de naissance, voire sa véritable identité. Il est probablement né en Dalmatie au tournant du siècle, et a reçu une éducation artistique, tant en tant que copiste qu'en tant qu'historien de l'art, à Rome, après la Première Guerre mondiale. Il a commencé sa brillante carrière criminelle en volant le trésor le plus précieux de la cathédrale de Zagreb, un diptyque du XIème siècle. Il l'a vendu en 1927 au Cleveland Museum aux Etats-Unis, qui l'a restitué à la Yougoslavie en 1936. Cela n'avait d'abord pas été remarqué car le voleur avait habilement remplacé l'original par une copie, un commerce sur lequel il baserait finalement toute sa fortune. Pour entrer dans le trésor de la cathédrale, un homme l'a aidé à forcer la serrure, un jeune serrurier communiste connu sous le nom de Josip Broz Tito. Ce serait le début d'une longue association criminelle.
Pendant la Seconde Guerre mondiale, il vivait dans une luxueuse villa dans la banlieue de Berlin, à Schlachtensee. Il se vantait souvent d'avoir fréquenté Hitler et Göring depuis 1927, servant de conseiller artistique à ces derniers et allant même jusqu'à proposer de peindre le portrait d'Hitler. Cette douteuse vantardise n'est confirmée par aucun document d'archives. Il est cependant très probable qu'il se soit livré au pillage pendant cette période en contraignant des collectionneurs juifs à lui vendre des œuvres à bas prix, à l'origine de sa vaste collection. Il le faisait avec la protection de son copain Göring, pour qui il trafiquait également des œuvres pillées. Mimara se vantait en effet d'avoir été très proche du Reichsmarschall, même à la télévision vers la fin de sa vie.
Après la guerre, il a fui l'Allemagne et – bien sûr – a prétendu avoir été un combattant de la résistance et même emprisonné dans un camp de concentration depuis 1942. Il s'est ensuite présenté en 1946 au Point de collecte central de Munich. C'est là que les Américains collectaient et cataloguaient toutes les œuvres d'art pillées par le régime nazi. Il s'est présenté comme le représentant officiel de la Yougoslavie – ce qu'aucun registre ne peut confirmer –, portant l'uniforme de colonel, bien qu'il n'ait aucun grade dans l'armée.
Alors qu'il était au Point de collecte, il a rencontré une certaine Wiltrud Mersmann, une jeune conservatrice allemande employée par les Américains. Il l'a séduite et l'a épousée en 1957. Ensemble, ils ont systématiquement pillé autant d'œuvres d'art qu'ils le pouvaient, Wiltrud étant capable de produire de faux certificats pour des œuvres qu'ils savaient tous deux ne pas figurer sur la liste des biens pillés en Yougoslavie. Le chiffre de 166 œuvres volées est souvent mentionné, les Américains comprenant la supercherie beaucoup trop tard. En 1963, Mimara a réussi, pour des raisons entièrement inconnues, à vendre pour 600'000 dollars la célèbre «Cloisters Cross» (la Croix des Cloîtres), un chef-d'œuvre en ivoire de morse roman anglais du XIIème siècle, désormais exposée au Metropolitan Museum de New York. Le Metropolitan, représenté par Thomas Hoving, futur directeur, effectue cet achat malgré les avertissements de la police suisse sur la nature suspecte des transactions de Mimara, et l'absence flagrante d'une provenance régulière. Evoquant cet achat hautement irrégulier et le passage du crucifix en contrebande de l'Italie vers New York en passant par la Suisse, Hoving parle dans ses mémoires avec candeur de cet achat «illicite et clandestin»: «C'était la grande époque de la piraterie dans le business des musées. Ce n'est plus cas, mais c'était comme ça. Cela a pris fin au début des années 70 avec le traité de l'UNESCO». Et même cela n'est pas vrai, puisque l'on sait que des tableaux et des objets d'art sont encore aujourd'hui acquis par des musées sans vérification, et parfois même en ignorant sciemment la provenance douteuse de l'objet. Qu'importe, cette vente permet à Mimara d'acquérir le château de Neuhaus près de Salzbourg, où il s'installe avec sa femme et son fils. Le crime ne paie pas?
La Croix des Cloîtres, en ivoire du XIIème siècle, 57,5x36,2cm, aujourd'hui conservée au Metropolitan Museum of Art à New York. © DR
En 1948, il a fait don d'un premier lot de 148 œuvres au Musée Strossmeyer de Zagreb. Et en 1972, il a fait don d'une partie importante de sa collection à la République fédérale socialiste de Croatie: 3'700 œuvres d'art, objets et antiquités, en échange de trois engagements de la part de la République yougoslave. Premièrement, que cette collection serait abritée dans un musée portant son nom, qui se trouve toujours au centre de la ville. Deuxièmement, qu'il recevrait un appartement à Zagreb et une maison sur la côte. Et enfin, qu'il recevrait une pension viagère, initialement de 100'000 dollars par an, puis de 50'000 dollars pour sa veuve Wiltrud après sa mort. Il semble que cette promesse ait été tenue par la République de Croatie jusqu'en 2022, année du décès, à l'âge de 104 ans, de la veuve de ce formidable escroc. Les ministres de la Culture croates successifs et tous les responsables artistiques de Zagreb sont toujours unis sur cette question aujourd'hui. Malgré de nombreux articles dans la presse professionnelle internationale et des opinions désastreuses d'experts, le musée a célébré son 30ème anniversaire en 2017 avec beaucoup de faste, comme si personne ne pouvait douter de l'excellente réputation du «Louvre de Zagreb». Face à une tempête juridique et politique internationale et risquant le ridicule, la Croatie préfère ne rien dire, ne rien entendre et ne rien voir. En 2019, un tremblement de terre a frappé la région de Zagreb. Le musée Mimara a été touché et sa fermeture temporaire a été décidée. Cinq ans plus tard, le devenir de cet héritage embarrassant reste inconnu.
Mais Mimara n'a pas seulement accordé des faveurs artistiques à sa Croatie natale. Il s'est également assuré de récompenser les musées de Belgrade et de Ljubljana, ainsi que les fonctionnaires du Parti ou les dignitaires étrangers utiles au régime de Tito. C'est ainsi que certains tableaux particulièrement remarquables ont atterri au Musée national de Belgrade. Trois d'entre eux, attribués à Titien, Tintoretto et Carpaccio, appartenaient à Göring qui les avait achetés au comte Contini Bonacossi, un suflureux marchand de Florence connu pour vendre des faux. Un Canaletto et un Guardi ont ainsi appartenu à Martin Bormann, secrétaire particulier d'Hitler. Un tableau attribué à Hubert Robert et un autre à Albert Cuyp avaient appartenu au baron de Rothschild à Paris. Avant que Mimara ne les prenne, les deux avaient été pillés par les Allemands, encore une fois pour Göring. D'autres tableaux à Belgrade pillés par Mimara incluent des œuvres attribuées à Rubens, à l'Ecole de Poussin, un grand paysage de Corot et un autre attribué au Caravage, qui avait été volé par les Allemands en Tchécoslovaquie.
Portrait de Christine du Danemark, attribué au Titien, 1548, au Musée national de Serbie, Belgrade.
Pendant des décennies après la guerre, les œuvres apportées par Mimara n'ont pas été incluses dans l'inventaire du Musée national et n'ont jamais été exposées. Les responsables du musée étaient parfaitement conscients de leur passé sombre. Lorsque je travaillais au Musée national, il y a une vingtaine d'années, les conservateurs me disaient que ces œuvres avaient été acquises de manière plus que douteuse, que leur provenance posait problème et que le secret restait le modus operandi imposé. Rien n'a été fait depuis, le silence et le déni restent la politique préférée. Cela n'a pas empêché le système judiciaire italien de montrer un intérêt marqué pour les peintures italiennes, affirmant qu'elles n'appartiennent pas à Belgrade. Et fidèle à son habitude, la direction du Musée national insiste sur le fait qu'il n'y a absolument aucun problème avec leur provenance. Combien de temps encore durera cette obstination à ne pas affronter des vérités évidentes, on l'ignore. Mais si même le Metropolitan et le British ne sont plus à l'abri des restitutions forcées, on peut imaginer que Belgrade et Zagreb ne sont pas très tranquilles.
VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET
1 Commentaire
@Ruch 17.05.2024 | 12h16
«Dans ce contexte, il vaut la peine de souligner la rigueur de la méthodologie menée par le Kunstmuseum de Berne avec la Fondation allemande de l’art spolié et le musée national d’Israel dans la gestion de la collection Gurlitt»