Actuel / «Le printemps du journalisme», côté alémanique
Après Frédéric Gonseth, le Bernois Dieter Fahrer livre à son tour son point du vue sur l'évolution actuelle du journalisme dans «Le Quatrième pouvoir». Un documentaire plus méditatif que combatif, mais d'autant plus intéressant. Entretien avant la première romande du mercredi 2 mai à Vevey qui sera suivie d'un débat sur le rôle des médias et leur importance dans la formation d’un esprit critique et citoyen avec Jacques Pilet.
La situation préoccupante des médias en Suisse a déjà inspiré dernièrement un film réalisé dans l’urgence par Frédéric Gonseth, Le Printemps du journalisme – dans lequel figurait le lancement de Bon pour la tête. Voici que sort en salles son pendant alémanique: Le Quatrième pouvoir (Die vierte Gewalt) du Bernois Dieter Fahrer (Thorberg). Un film à la réalisation plus soignée, dans la meilleure tradition documentaire d’Outre-Sarine, qui s’est donné le temps de poser un vrai regard. Et qui vaut donc le détour que l’on ait apprécié ou non celui de Gonseth.
En suivant sur une longue durée la vie de quatre rédactions, celles du quotidien bernois Der Bund, du magazine d’information radio Echo der Zeit de la SRF, du jeune média en ligne Watson et enfin du journal indépendant en gestation Republik, il nous replonge au milieu de la tourmente: une mutation aux enjeux essentiels bien plus qu’une simple crise. Le tout sans oublier d’y ajouter une touche personnelle de nostalgie assumée et d’espoir inquiet. En pleine tournée nationale depuis sa présentation aux Journées de Soleure, Dieter Fahrer nous a répondu par téléphone, dans un excellent français.
Votre film est à l’évidence un travail de longue haleine. Quand avez-vous donc commencé et quel a été le déclencheur?
J’y aurai travaillé trois ans et demi. Tout est parti du déménagement de mes vieux parents en EMS. Dans l’appartement de mon enfance vidé, les murs sont devenus comme un écran sur lequel je revoyais nos vies. Et au milieu, il y avait Der Bund. Pour mes parents, ce journal aura été un vrai pilier, autant pour se situer dans le monde que pour revenir à soi. Même quand leurs intérêts ont commencé à se rétrécir, Der Bund est resté. Quant à moi, j’ai aujourd’hui 60 ans et j’ai grandi quasiment sans autre média jusqu’à ma découverte de la photo puis du cinéma. Bref, je me suis soudain rendu compte à quel point tout avait changé depuis. Et comme le sujet m’a aussitôt paru trop vaste pour espérer en faire le tour, j’ai décidé de l’approcher de manière personnelle. J’ai commencé par contacter la rédaction de Der Bund, journal traditionnel en difficulté, puis Watson pour le contrepoint jeune, dynamique et online, Echo der Zeit pour le service public et enfin Republik. Ce travail d’approche à lui seul a déjà duré une année!
Ont-ils tous été partants ou a-t-il fallu convaincre, surmonter des réticences ou des velléités de contrôle?
Ils se sont tous montrés étonnamment ouverts. Il faut dire que je leur ai montré mes films précédents et présenté ma méthode, basée sur l’observation et une certaine transparence. Je cherche toujours à établir une proximité avec les gens que je filme. Je leur ai aussi fait signer un accord préalable – même si ils n’en voyaient pas du tout l’utilité chez Watson. Et quand j’ai fini un premier montage brut, je le leur ai montré et on en a discuté. Le plus dur a été pour Der Bund, quoique même eux ont fini par apprécier le film. Les articles qu’ils lui ont consacrés l’un et l’autre sont d’ailleurs très intéressants – Watson s’y voyant en star et Der Bund plutôt en victime...
Ces médias «de niche» vont continuer de se développer. Mais faudra-t-il s’en contenter?
Quels événements imprévus sont survenus durant le tournage?
Le déménagement de Der Bundn’était pas prévu même si d’importantes mesures d’économies étaient déjà dans l’air. Mais surtout, j’ai eu vent parmi les tout premiers du projet de Republik, à travers Christof Moser, qui est aussi Bernois. C’est devenu la grande chance du film. Puis est encore arrivée l’initiative No Billag, mais cela aurait ouvert encore d’autres perspectives et j’ai décidé de ne la mentionner que dans un carton final.
Et cette découverte des «streetcams» dont vous faites une sorte de leitmotiv de votre film?
C’est arrivé après le tournage, durant le premier tri dans les 260 heures de rushes. Il a fallu trois mois pour visionner tout cela et il y avait vraiment de quoi se perdre dans trop d’information! C’est sans doute la raison pour laquelle ces «livecams» m’ont tellement fasciné. Il y avait là une sorte de poésie du temps suspendu, sans événement de la moindre importance, qui contrastait radicalement avec le monde de la news permanente dans lequel je me trouvais plongé. En tant que cinéaste, j’y ai tout de suite vu la possibilité de pauses: des images avec une autre forme d’ouverture sur le monde, sur lesquelles placer mes monologues intérieurs.
Les responsables du Bund ont l’air sincèrement désolés de la tournure des choses. Mais avaient-ils la possibilité de tout dire? Pourquoi ne pas avoir fait intervenir le grand manitou de Tamedia, Pietro Supino?
Nous sommes allés le voir, mais à peine sortis de 1h30 d’entretien, j’ai su que je n’en retiendrais rien pour le film. Ses visions stratégiques sur comment mener un business profitable au XXIe siècle n’avaient rien à voir avec ce film centré sur le travail du journaliste. Les dividendes des actionnaires et les millions de bonus aux dirigeants font clairement partie du problème, mais c’était déjà déjà en dehors de mon cadre. C’est sûr que le rédacteur en chef du Bund Patrick Feuz ne peut pas tout dire, mais je l’ai quand même trouvé très honnête. Je suis encore surpris qu’il nous ait autorisés à être là lors de l’annonce de suppressions d’emplois! Ce que je regrette peut-être de ne pas avoir assez enregistré, ce sont les réactions des journalistes victimes de cette dégradation régulière de leurs conditions de travail...
Vous n’hésitez pas à faire sentir vos sympathies et vos antipathies, sans trop vous soucier de neutralité...
Cela fait partie de mon choix d’un ton personnel. Au moment où j’enregistre, je m’efforce d’être neutre, mais après, je veux pouvoir me montrer critique. Tout n’a pas la même valeur à mes yeux. C’est sans doute une question de génération, mais pas seulement. En règle générale, je pense que la seule information, c’est bon pour la télévision. Un documentaire d’observation et de réflexion, lui, est affaire de cinéma. Je préfère les films qui posent des questions, même sans réponses.
Votre principale interlocutrice chez Watson, Rafaela Roth, n’y est pas restée par la suite?
Non, elle est passée au Tages-Anzeiger. C’est quelqu’un d’ambitieux, avec une forte conscience de sa carrière, ce qui ne l’empêche pas d’être honnête. Mais même sympathique, sa manière d’aborder la question des migrants avec ce reportage sur une famille syrienne reste purement émotionnelle – sans même parler de sa participation à leurs «native ads». Le journalisme vraiment capable d’affronter ces grands thèmes et de nous aider à comprendre nécessite des correspondants, tout un travail sérieux sur le long terme. Et c’est cela qui est en train de disparaître.
Du côté de Republik, vous montrez Constantin Seibt comme un personnage d’une autre envergure...
On comprend très vite que c’est quelqu’un qui a beaucoup réfléchi. Il a d’ailleurs tenu durant deux ans un blog au Tages-Anzeiger sur la question du journalisme, dont il a tiré un livre très fort intitulé Deadline. Il n’est bien sûr pas seul à Republik, mais c’est clairement le plus connu. C’est pour cela qu’il est invité dans des talk-shows, où il arrive même à dire des choses frappantes...
Et quel est votre sentiment, à présent que Republik existe vraiment?
J’y trouve beaucoup d’articles intéressants, mais aussi très... longs. Alors j’imprime, en espérant une version PDF! Mais il s’agit d’une toute petite rédaction, obligée de choisir ses sujets. Etre abonné et lire seulement Republik ne suffit donc pas pour se tenir informé. Ce n’est pas comme la Neue Zürcher Zeitung ou Echo der Zeit sur la RTS, qui se donnent une mission généraliste, touchent un large public et jouent un rôle fondamental pour notre démocratie. A mon sens, ce type de médias «de niche» vont continuer de se développer. Mais faudra-t-il un jour s’en contenter? Avec le temps, j’apprécie de plus en plus une vraie compétence, qui tend à s’effacer. C’est ce que je déplore le plus dans le changement actuel: le sacrifice de tout un savoir au nom d’une modernisation superficielle.
Dans le film, vous dites que Der Bund était un peu la mémoire de vos vies. Pensez-vous qu’Internet, avec sa promesse de mémoire sans limites, crée plutôt une génération d’amnésiques?
C’est en effet un gros souci. C’est un peu la thèse de Douglas Rushkoff dans son fameux livre Present Shock, qui met en garde contre un monde où tout se passerait maintenant, dans un présent instantané sans plus de mise en perspective. Je présente mon film à des élèves et je constate leur difficulté croissante à rester concentrés. Ils ont l’air intéressés, ne serait-ce que parce qu’ils connaissent tous Watson, mais après, il faut vraiment les pousser pour ouvrir un dialogue. Je suis un peu rassuré quand ils commencent à comprendre que le journalisme, c’est beaucoup de travail et de temps et donc que cela ne peut pas être gratuit.
Vous saviez qu’à travers ses deux derniers films, The Post et Ready Player One, Steven Spielberg partage à sa manière vos réflexions?
Et il y en aura encore beaucoup d’autres, vu l’importance de ce qui se passe! C’est toute la question que résume la citation du philosophe Ludwig Hasler au début du film. Il dit en gros que dans ce monde qui subit une véritable révolution à travers la globalisation, la numérisation et bientôt la robotisation, il faut se demander si nous sommes encore pilotes ou plus que simples passagers. Bref, si nous voulons contrôler ou subir le «progrès». Cela touche bien sûr les médias, mais aussi de plus en plus d’autres domaines de nos vies.
La bande-annonce
Première romande suivie d'un débat avec BPLT
«Le Quatrième pouvoir (Die vierte Gewalt)», documentaire de Dieter Fahrer (Suisse, 2018) 1h40.
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