Actuel / La rumeur, garante de nos libertés?
Il y a près de deux mois, le site de Tolbiac, occupé depuis plusieurs semaines par des étudiantes et étudiants en lutte contre la loi ORÉ, était évacué par les services de police. La confrontation entre bloqueurs et CRS donna naissance à ce qui a très rapidement été qualifié de « rumeur de Tolbiac » : un étudiant aurait à cette occasion été grièvement blessé, voire tué.
La distance dépassionnant les débats, cet épisode est l’occasion de revenir sur ce que sont les rumeurs et sur les discours auxquels elles sont en butte. «Le trésor pour l’éternité» que constitue l’histoire, selon l’expression célèbre de Thucydide, est susceptible de guider notre réflexion: car si les réseaux sociaux sont d’invention récente, les enjeux de contrôle de l’information qu’ils impliquent, eux, ne sont pas radicalement différents que dans l’Antiquité.
Psychologie des foules
L’étude des rumeurs comme fait social ne remonte qu’à la Seconde Guerre mondiale, lorsque des sociologues et psychologues américains cherchèrent à comprendre l’influence de ces phénomènes sur l’état d’esprit des populations civiles, dans le but avoué de contrôler les informations circulant hors des canaux de l’officialité. L’existence de rumor clinics, rubriques de journaux, au Boston Herald par exemple, destinées à répertorier et contrôler les rumeurs pendant la Seconde Guerre mondiale, est une bonne preuve de cette dynamique. Mais en réalité, l’orientation très psychologisante donnée par ces premières études, notamment par son principal représentant, Gordon Allport, remonte plus loin. Elle se nourrit de la psychologie des foules, très en vogue au XIXe siècle, à la fois dans les œuvres fictionnelles et dans le domaine scientifique: en 1895, Gustave Le Bon, un antirépublicain (et un plagiaire) convaincu, avait fait paraître Psychologie des foules, ouvrage qui tentait de faire gagner ses galons scientifiques à la discipline du même nom. Si ce fut un échec, les études sur les rumeurs procèdent encore d’une approche psychologique, et souvent pathologique: elles sont alors vues comme l’expression d’un inconscient collectif, et implicitement – ou parfois explicitement – assimilées à des maladies quasi épidémiques du corps social.
La situation est à la fois différente et semblable pour les rumeurs antiques. Très différente, d’abord, car le concept recouvre pour cette période une réalité beaucoup plus large qu’aujourd’hui. Une rumeur, pour nous, c’est d’abord une information non vérifiée, non officielle, et souvent fausse («ce n’est qu’une rumeur»); le terme s’emploie fréquemment pour des ragots sportifs ou mondains – une rapide recherche en fournit mille exemples.
Cette définition ne peut s’appliquer aux rumeurs antiques: certaines sont fausses, d’autres sont vraies, d’autres encore exagérées, mais pas fondamentalement erronées; les unes contiennent de simples nouvelles, les autres se constituent comme de véritables jugements en prise avec la réalité et donnent à ressentir ce que nous nommerions «l’opinion publique»; une bonne partie d’entre elles, enfin, sont des reprises pures et simples d’éléments communiqués par le pouvoir. Le fossé avec notre monde est ici perceptible. La rumeur dans l’Antiquité est d’abord un média, au sens propre du terme: un canal par lequel transite un message. Un média non technique, certes, car procédant par le seul langage, mais un média tout de même, donc situé dans un champ médiatique qui, à Rome et à Athènes, se manifeste tout à fait autrement qu’aujourd’hui, présentant une faible diversité de supports de l’information et dépourvu de toute forme de corps intermédiaire garant de la circulation autonome de l’information et de l’opinion, à l’instar de nos journaux. L’avènement de l’imprimerie nous a rendu totalement étranger le fonctionnement des sociétés antiques et médiévales sur ce point, elles où l’oralité occupait une place centrale pour la grande majorité des gens, l’écrit étant plutôt ressenti comme l’apanage des élites sociales et politiques.
Rumeurs détestées
Il y a pourtant une chose que nos rumeurs et celles des Grecs et des Romains ont en commun: les jugements hystériques qu’elles suscitent. La vaste majorité des auteurs grecs et latins, exclusivement des aristocrates défendant leur propre vision de classe, tient en horreur les rumeurs. Pourquoi? Tout simplement parce qu’elles sont incontrôlables, qu’elles se multiplient et qu’elles peuvent se révéler dangereuses. Essayez donc de stopper un bruit qui s’est répandu comme une traînée de poudre parmi le million d’habitants de la Rome impériale; tâchez d’en remonter les multiples ramifications pour en éliminer la source: les plus habiles y ont échoué. Néron, très au fait des pratiques de la foule, l’avait d’ailleurs compris: plutôt que de chercher à réprimer directement les on-dit qui l’accusèrent d’avoir déclenché le grand incendie de Rome en juillet 64 après J.-C., il désigna des boucs émissaires en la personne des premiers chrétiens pour détourner sur eux le flux des rumeurs (manque de chance, alors même qu’ils jouissaient d’une réputation sulfureuse causée par la mécompréhension de leurs rites, la foule romaine les prit en pitié, et Néron continua d’être accablé par la plèbe).
Pour un aristocrate, la rumeur est d’abord un réseau qui échappe à son pouvoir, voire qui le conteste, et qui rivalise avec lui pour l’acquisition de l’information. Contrôler la course des nouvelles, c’est avant tout asseoir sa domination; et la haine des rumeurs dans la littérature antique s’explique sans doute par la crainte de voir cette mainmise contestée par des canaux non officiels. Concrètement, ce sentiment se manifeste par des critiques répétées à l’envi et formulées à l’identique: les rumeurs sont toujours fausses; elles sont produites par des agitateurs professionnels, par des oisifs et des turbulents; elles ne s’intéressent qu’à la surface des choses et non aux véritables causes des événements, etc.
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