Actuel / «Je leur dis quoi, pour ce Courbet?»
Tout a commencé un matin d'automne par une lettre d'une banque zurichoise adressée l'Office de la Culture du canton du Jura (OCC). Un legs testamentaire, un tableau: «Paysage du Jura», un nom: Gustave Courbet. Christine Salvadé, cheffe de l'OCC, raconte à Bon pour la tête l'histoire fabuleuse d'un cadeau inespéré.
«Ils ne savent pas trop ce qu’il faut faire…». Germaine travaille au secrétariat de l’Office de la culture du canton du Jura. Elle arrive un peu gênée un matin, avec toutes les craintes de celle qui dérange la cheffe avant le premier café. Germaine se charge de l’administration de la commission jurassienne des arts visuels chargée d’évaluer les acquisitions d’œuvres d’art pour le canton. Elle me tend une lettre, une de plus qui va finir sur la pile, me dis-je, comme si je n’avais que cela à faire. Je jette un coup d’oeil pressé à la lettre de Germaine: elle vient d’une banque zurichoise, annonce en noir et blanc, corps dix ou onze, que le dénommé Hugo Berthold Saemann, décédé à Zurich en octobre 2015, lègue «Jura Landschaft» de Gustave Courbet au «Kanton Jura». Les membres de la commission ont bien tenté quelques recherches, ils n’ont pas trouvé la trace de cette œuvre-là. «Je leur dis quoi?», me demande Germaine.
Il est beau, au moins, ce tableau?
Nous sommes à l’automne 2016 et la rentrée nous aspire. La dame de la banque zurichoise qui fait office d’exécutrice testamentaire veut savoir assez vite si le «Kanton Jura» accepte le legs. «Je leur dis quoi?» La question de Germaine se perd dans mon silence. Je suis sceptique. L’urgence, paraît-il, n’est pas la meilleure des conseillères. Je n’ai jamais reçu de Courbet, ni aucun membre de mon service, ni aucun musée du canton, ni aucun service de l’administration jurassienne, d’ailleurs.
Chercher de l’aide, s’adresser aux plus compétents, tout en respectant les budgets. Et donc négocier un délai avec la dame de la banque, qui m’assure que de délivrer un certificat d’authenticité dépasse ses attributions. Et elle part bientôt en congé maternité, merci au «Kanton Jura» d’accélérer. J’appelle alors l’historien d’art Niklaus Manuel Güdel, établi à Delémont.
Niklaus Manuel Güdel. © DR
Il connaît Hodler mieux que Courbet, mais je sais que Niklaus aime les énigmes, et qu’il se piquera au jeu par passion. Il consulte, et confirme: notre cadeau promis ne fait pas partie des catalogues raisonnés. Il passe ses vacances de Noël à écrire à tous les spécialistes de Courbet identifiés (Ornans, Paris, les Etats-Unis, la Suisse…) et à dénicher l’expert le plus compétent pour authentifier l’œuvre promise. Le professeur Klaus Herding est âgé, il demande à ce qu’on lui amène le tableau. Niklaus file le chercher à Zurich pour l’amener à Francfort.
Klaus Herding en 2012. © DR
Le vénérable connaisseur rend son verdict: «Sans aucun doute de la main de Courbet». Il est beau, au moins, ce tableau? «Il est étonnant. Et plus on le regarde, plus il plaît», me résume diplomatiquement Niklaus.
Le scénario le plus embarrassant, en somme
L’autre énigme qui se présente à nous est celui de la provenance du tableau. La famille Saemann est originaire de Delémont depuis 1912, le grand-père était directeur des usines von Roll dans le Jura, le père a travaillé dans les usines en Allemagne avant de reprendre à la filiale suisse à Zurich, mais quand donc ce tableau est-il entré dans la famille? On doit bien trouver un document d’archive, une lettre de don, un acte d’achat, de vente? Une ligne comptable dans les registres de l’entreprise? J’insiste, je sais, j’exagère. Niklaus envoie des quantités de courriels, mais la pêche est pauvre. Son premier rapport conclut à l’authenticité du tableau, mais à l’impossibilité de retracer son histoire. Un vrai Courbet sorti de nulle part. Le scénario le plus embarrassant, en somme.
Dans le bureau du ministre de la culture Martial Courtet, nous nous interrogeons. Il nous vient à l’idée de contacter le Centre du droit de l’art de l’université de Genève. Je montre les conclusions du rapport au professeur Marc-André Renold, son directeur, qui nous conseille de poursuivre les recherches. Mais avec qui?
Marc-André Renold. © DR
Marc-André Renold m’envoie des courriels qui commencent par «Chère Madame» et j’aime les lire, ils sont toujours éclairants. Il finit par offrir les services de son équipe, et la deuxième partie de l’enquête commence, au printemps, en collaboration avec Niklaus Manuel Güdel. Ils n’ont compté ni leurs heures, ni leurs kilomètres, pour parvenir à délivrer, dans les temps impartis par l’exécuteur testamentaire, leur conclusion: le canton est en droit d’accepter, de bonne foi, le tableau de Courbet et l’accueillir dans sa collection. Le Gouvernement jurassien accepte le legs le 6 juin 2017. «Heureux canton propriétaire d’un Courbet!»”, se réjouissent mes experts. J’avertis les services, nous prenons contact avec le musée d’art et d’histoire de Delémont, géré par une fondation privée. La collection jurassienne est sans domicile fixe, et il serait dommage que le Courbet inédit soit stocké hors de la vue du public. Il est accueilli en dépôt avec gourmandise à Delémont et l’on réfléchit déjà à l’environnement de son exposition.
Je déballe le cadeau de Noël en plein mois de juillet
J’ai brassé des courriels, des rapports, des avis de droits, des notes administratives, des reproductions, mais je n’ai toujours pas vu le tableau en vrai. Un lundi de juillet, le concierge de l’office de la culture, Niklaus et moi-même partons à Zurich dans une petite camionnette de la République et canton du Jura. Nous attendons dans le salon feutré de la banque, assis sagement à une table de séance devant un grand verre d’eau pétillante que l’on ne boira jamais. On nous amène un volumineux carton sur lequel il est écrit: «Courbet Jura-Landschaft, 1872».
Christine Salvadé s'apprête à enfin découvrir «Courbet Jura-Landschaft, 1872». © DR
Je déballe le cadeau de Noël en plein mois de juillet. Il est immense, ce Courbet!
J’y découvre les gorges, le petit pont de pierre, la signature jaune examinés si souvent à travers les photos. Je suis gênée comme lorsqu’on me demande de goûter le vin. Je n’y crois pas vraiment, pas encore.
Nous ramenons Courbet dans le Jura, par Oensingen. J’appelle la famille. Béatrice, la belle-sœur. Elle viendra à la présentation officielle du tableau avec sa fille, j’irai les chercher à la gare de Delémont, elle aura un sac rouge pour être reconnaissable. «Ils ont décidé tout seuls de donner ce tableau au canton du Jura. Moi ça ne me dérangeait pas. A la mort de mon beau-frère, j’en ai pris un autre, qui me plaisait davantage», confie-t-elle. La conférence de presse rassemble tous les acteurs de cette belle aventure, un peu comme un générique de fin.
L’énigme n’est pas encore résolue...
Vendredi 25 août, Musée jurassien d'art et d'histoire, 11h: Martial Courtet et Anne Seydoux dévoilent l'huile sur toile «Paysage du Jura», signée Courbet. © DR
Le ministre ministre Martial Courtet et la conseillère aux États Anne Seydoux, présidente du musée jurassien d'art et d'histoire, dévoilent le tableau, ce vendredi 25 août à 11h. C’est un Courbet inédit. De son sac rouge, Béatrice sortira à midi les photos de toute la famille, dont celle d’Hugo, le donateur et de sa femme. Bel homme, rions-nous. S’ensuit une chasse au trésor sur la question qui nous préoccupait finalement le moins depuis un an: quelles gorges Courbet a-t-il représentées? Les internautes se perdent en conjectures, partent en reconnaissance, nous envoient des photos, prennent la presse à témoin. Les gorges de Court? Undervelier? L’Areuse? Le Taubenloch? L’énigme n’est pas encore résolue. Les Jurassiens se sont bel et bien approprié ce tableau. Il fait déjà partie de leur trousseau et j’aime ce croisement entre les rayons infrarouge, le regard des experts, et celui du public auquel une œuvre d’art finit toujours par appartenir.
«Je leur dis quoi, pour ce Courbet?»
Tu sais, Germaine, on va leur dire qu’ici, il sera bien.
Les documents
Le rapport de recherches en authenticité et provenance établi par Niklaus Manuel Gudel
L'avis de droit délivré au canton du Jura par le Centre du droit de l'art
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