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Actuel / Avignon fait ressurgir deux Merah: Abdelghani le bon et Mohamed le méchant

Antoine Menusier

11 juillet 2017

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L’alerte a été donnée dans la nuit de dimanche à lundi, sur la page Facebook du groupe «Esprit laïque»: «une pièce sur les dernières heures de Mohamed Merah» est jouée au Festival d’Avignon, dans le cadre du off. La source: un article du site Franceinfo*.



«C’est des conneries?», demande, incrédule, une abonnée du groupe. «J’ai pas de mot», abonde un autre, dépité. Mohamed Merah est ce terroriste islamiste qui a tué sept personnes en mars 2012 à Toulouse et Montauban, ciblant des militaires et des juifs, dont trois enfants. Comment a-t-on pu donner la parole à cet assassin?, s’étranglent, les uns après les autres, les membres d’«Esprit laïque», un club fidèle à une laïcité de tradition plutôt anticléricale et qui souvent bataille avec ses ennemis «relativistes», accusés de nourrir l’islam politique.

«Moi, la mort je l’aime comme vous aimez la vie» – titre de la pièce incriminée – est une citation de Mohamed Merah tirée des trente-deux heures de négociations entre le septuple meurtrier et la police, avant que cette dernière ne l’abatte dans l’échange de feu ayant accompagné l’assaut final. Le quotidien Libération avait publié le verbatim en entier. L’auteur d’origine algérienne Mohamed Kacimi en a conçu un texte pour deux comédiens, interprété par Yohan Manca, également le metteur en scène, et Charles Van de Vyver, respectivement Momo et le policier.

Communiqués de presse coup sur coup

Abdelghani Merah «en appelle aux plus hautes autorités de l'Etat pour faire interdire la production de la pièce».

Ceux qui s’insurgent contre la pièce, dans cette nuit de dimanche à lundi, redoutent la banalisation des actes du terroriste. Une déclaration de Yohan Manca les alarme particulièrement. Selon le metteur en scène, Mohamed Merah était «un fanatique des armes à feu plus que du Coran». Voilà de quoi minimiser, selon eux, le rôle joué par l’islamisme radical dans les tueries. La présidente de l’Association Forces laïques, Laurence Marchand-Taillade, demande au membre du groupe «Esprit laïque» de patienter. Elle autant qu’eux trouve choquante la représentation de cette pièce à Avignon. Elle prépare une «riposte» avec Abdelghani Merah, le frère de Mohamed, pour lundi matin, deux communiqués de presse vont tomber, leur annonce-t-elle.

Ils tombent comme prévu. «Deux Merah. Le bon, le mauvais» est le titre de celui signé d’Abdelghani Merah, président d’honneur de Forces laïques, le seul de la fratrie avec sa sœur Aïcha, à s’être opposé à la haine de la France et des juifs dans laquelle baignait sa famille. «Sous couvert de libre pensée, de la liberté de parole, l’on assiste à l’avènement des idéologies les plus sombres, venant mettre en lumière les pires crimes et venant légitimer les discours les plus antirépublicains. Et moi, on me laisse dormir dehors et subir les injustices dues au nom de ce terroriste dont on porte les dernières heures de la vie en spectacle», écrit-il notamment.

Le communiqué de Laurence Marchand-Taillade est une lettre ouverte au président de la République Emmanuel Macron, dans laquelle elle le prie de bien vouloir appuyer la demande de naturalisation française qu’entend déposer Abdelghani Merah – né en Algérie, arrivé en France à l’âge de 4 ans, nous précise-t-il. Officiellement sans domicile, sans carte de séjour après l’avoir égarée, butant depuis plus d’un an sur l’obstination de l’administration qui lui en refuse une nouvelle en l’absence de documents manquants, et pour cause, ils sont chez sa famille avec laquelle tous les liens sont rompus, il doit à la générosité de Niçois d’être logé et financièrement épaulé – «dites bien que les Niçois ne correspondent pas à l’étiquette raciste qu’on leur colle, sans eux je serais à la rue», confie-t-il.

«Comme un coup de poing»

Les «laïques» ont-ils dégainé trop vite leurs arguments dans l’affaire avignonnaise? C’est possible. Nous n’avons pas réussi à joindre l’auteur de la pièce, ni son metteur en scène. On n’imagine pas un seul instant qu’elle puisse verser dans l’apologie de la violence terroriste. Il se trouve qu’elle a déjà été jouée, en 2015, à Limoux, dans le département de l’Aude. «Une pièce comme un coup de poing, sans retenue, puissante, portée par des dialogues si proches de la réalité et pourtant construits pour le théâtre, ciselés, vifs, explosifs, totalement dominés par des comédiens, Michaël Evans (le négociateur) et Yohan Manca (Momo), inventifs, plus vrais que nature, sans complexe. Ils nous ont déposés sur les rives de notre histoire contemporaine, libres de nos choix. C’est la grâce du théâtre dans une démocratie», écrivait alors le quotidien local La Dépêche.

Mais il est tout aussi vrai que les tueurs fascinent les dramaturges, surtout lorsqu’ils ont des gueules d’anges. «Roberto Zucco», de Bernard-Marie Koltès, relate l’histoire du tueur en série italien Roberto Succo. Cette œuvre «fondée sur des événements réels et tragiques» provoqua un énorme scandale. Certes, la pièce de Koltès avait quelque chose du drame romantique que n’a probablement pas du tout celle consacrée aux «dernières heures» de Mohamed Merah.

Abdelghani, seul contre tous

Ce qui interroge peut-être le plus, dans cette polémique née d’une indignation, c’est le désintérêt relatif pour la vie du «bon Merah», Abdelghani. Agé de 40 ans, l’aîné de ses deux frères – Mohamed le benjamin, décédé, et Abdelkader, salafiste radical dont le procès pour complicité des assassinats de 2012 devrait s’ouvrir en octobre – a marché «contre l’intégrisme» au début de l’année, remontant la France du Sud au Nord, sac au dos, plein de courage et d’appel au secours. On pense immédiatement au cinéma d’Agnès Varda. Il y a chez cet homme une humanité qui paraît autrement plus épaisse que chez le tueur et qui devrait intéresser le cinéma et le théâtre. Abdelghani Merah n’envoie de propositions à personne. La pièce sur son frère jouée à Avignon – jusqu’à ce soir 11 juillet à la Manufacture – le fait penser aux familles des victimes, dont il cite chacun des noms.

Un drôle de hasard veut que la pièce posthume de Charb, l’ancien rédacteur en chef de Charlie Hebdo tué dans l’attentat du 7 janvier 2015, soit cette année aussi à Avignon. «Lettre aux escrocs de l’islamophobie qui font le jeu des racistes», interprétée par le comédien et metteur en scène Gérald Dumont, sera donnée du 14 au 18 juillet, au théâtre de L’Oulle, dans le cadre du off également. La Manufacture qui programme «Moi, la mort je l’aime comme vous aimez la vie» n’en a pas voulu, non pour «censure sécuritaire» indique son directeur Pascal Keiser, mais parce qu’il avait «des doutes sur la qualité artistique du spectacle». Quoi qu’il en soit, ce texte qui dérange certains ou leur fait peur, joué à Lille avant d’y être déprogrammé, a fini par trouver une salle pour l’accueillir dans la cité des papes. Le jeune conseiller municipal avignonnais Amine El Khatmi, mal vu des musulmans identitaires qui lui reprochent ses positions «laïcardes», a insisté pour que cela se fasse. Il nous informe au passage de sa nomination à la présidence du Printemps républicain, un mouvement de la gauche laïque, proche de la ligne Valls. Il n’a pas fini de prendre des coups, ni d’en donner.


* L'article de Franceinfo: «Une pièce sur les dernières heures de Mohamed Merah»

«Moi, la mort je l’aime comme vous aimez la vie», de Mohamed Kacimi, La Manufacture, jusqu'au mardi 11 juillet, Avignon Festival off.

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