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Actuel / Audrey Tang, codeuse de génie dans un costume de ministre

Julie Zaugg

8 juillet 2017

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Cette jeune femme de 35 ans née dans un corps d'homme est en charge des questions numériques à Taïwan. Elle défend une vision radicale de la liberté, qui fait fi de toute convention et s'inspire de la philosophie du mouvement open source.



La première fois que le petit Autrijus Tang s’est mis devant un ordinateur, celui-ci était en papier. «J’avais huit ans à l’époque, raconte celle qui est désormais devenue Audrey, après avoir changé de sexe en 2005 à l’âge de 25 ans. Comme nous n’avions pas de PC à la maison, j’en ai dessiné un. Cela m’a permis de modéliser, de façon très concrète, les effets de chaque commande.»

Dotée d’un appétit précoce pour les maths et d’un QI de 180, cette Taïwanaise de 35 ans a tout de suite été séduite par l’informatique. «Mon premier programme était un jeu éducatif pour mon petit frère âgé de quatre ans», sourit la jeune femme qui occupe depuis octobre un poste de ministre en charge des questions numériques au sein du gouvernement de Taïwan.

A 14 ans, sa première start-up

A l’époque, elle déménage tous les ans, au gré des déplacements de son père qui effectue une thèse sur la révolte de Tiananmen, séjournant notamment en Allemagne au début des années 90. Cette période coïncide avec l’invention du world wide web. «Soudain, tout ce que je voulais savoir était à portée de main», se remémore-t-elle de sa voix douce teintée d’un léger accent américain. A 14 ans, elle quitte l’école et crée sa première start-up, un éditeur de logiciels.

Quatre ans plus tard, elle part vivre à San Francisco, pour être plus proche de la Silicon Valley. Elle y restera une quinzaine d’années. Durant cette période, elle fonde et revend plusieurs start-up, travaille comme consultante pour Apple et devient la cheville ouvrière de Pugs, un outil lié au langage de programmation Perl 6.

Durant ses années californiennes, elle se laisse aussi glisser, avec délice, dans l’univers de l’open source et de la programmation libre. «J’ai découvert un monde où les problèmes se discutent ouvertement en groupe et où les décisions se prennent par consensus», s’enthousiasme-t-elle. Elle publie un manifeste sur les bienfaits de l’auto-gouvernance dans le cyberspace, développe des logiciels open source et participe à l’Internet Engineering Task Force, une communauté d’ingénieurs.

Elle en a hérité une vision qu’elle décrit comme «anarchiste conservatrice», car elle préfère la métamorphose progressive à la révolution. «On ne peut pas forcer les gens à changer, chacun doit être libre d’évoluer à son rythme», estime-t-elle.

Post-genre, not outrageous

Cette philosophie, elle l’applique à sa propre identité. Vêtue d’un chemisier rouge et d’un veston noir, ses longs cheveux raides rabattus derrière les oreilles pour dévoiler son visage ovale dépourvu de tout artifice si ce n’est une paire de fine lunettes, Audrey Tang est parfaitement androgyne. «Lorsque j’ai commencé à surfer sur internet, à l’âge de 12 ans, on me prenait souvent pour une fille car ma façon de communiquer était perçue comme féminine», relate-t-elle. Depuis lors, elle se présente parfois comme une femme, parfois comme un homme.

Elle décrit sa transition comme un phénomène naturel, graduel. «Il n’y a pas eu de moment particulier où j’ai décidé de me jeter à l’eau, dit-elle. La majorité de mes amis sont gay ou queer, alors cela n’a pas du tout fait débat dans mon cercle de proches.» Si elle a décidé de s’appeler Audrey plutôt que Autrijus, c’est surtout «pour éviter l’homonymie avec le terme anglais outrageous (outrancier, grotesque, ndlr)», précise-t-elle.

D’ailleurs, elle ne se voit pas comme une transsexuelle, préférant le terme post-genre. «Ces classifications ne servent à rien, si ce n’est à enfermer les gens dans des stéréotypes», juge-t-elle. Elle a un partenaire depuis plus de dix ans, mais elle n’en dira pas plus.

Au cœur des protestations

En 2013, à l’âge de 32 ans, la vie de Audrey Tang marque un nouveau tournant. SocialText, une start-up dans laquelle elle a investi, vient d’être revendue. «J’ai gagné pas mal d’argent, alors j’ai décidé de prendre ma retraite et de me vouer à la politique», livre-t-elle.

Sa première cible sera l’Etat taïwanais. «Le gouvernement avait publié un spot publicitaire pour une réforme de l’économie qui disait en substance "c’est trop compliqué pour vous, faites-nous confiance"», se souvient-elle avec rage. Un mouvement naît, appelé g0v, auquel Audrey Tang s’empresse d’adhérer. Il crée une plateforme en ligne, qui reprend les données du budget national et les présente sous forme d’infographies simples et ludiques.

En mars 2014, la tension monte subitement à Taïwan. Le gouvernement vient de signer un accord de libre-échange avec la Chine et la jeunesse de l’île s’inquiète de l’influence grandissante de ce voisin qui considère toujours Taïwan comme faisant partie de son territoire. Le 18 mars, des étudiants occupent le parlement. Audrey Tang les rejoint et met sur pied un système pour filmer et retranscrire en direct les débats.

Cela crée un lien entre les protestataires et ceux qui sont à l’extérieur. «Il fallait que tout le monde soit informé et puisse débattre librement pour faire émerger un consensus», décrit-elle. Le 25 mars, un demi million de Taïwanais descendent dans la rue, un tournesol à la main. Le gouvernement renonce au traité.

Et l'activiste devint ministre

Ce grand déballage démocratique a profondément transformé la politique taïwanaise. New Power, une formation issue du mouvement des tournesols, est désormais le troisième parti du parlement. Des indépendants se sont fait élire dans les exécutifs de plusieurs villes, y compris à la mairie de Taipei. En janvier 2016, Tsai Ing-wen, une candidate progressiste, a remporté la présidence.

L’activisme d’Audrey Tang lui a valu de se faire remarquer par le premier ministre Lin Chuan. A l’automne 2016, ce dernier lui propose un poste de ministre sans portefeuille en charge des questions numériques. Elle accepte, y voyant une opportunité d’infuser la politique de son pays des valeurs de l’internet libre qui lui sont si chères.

La réalité virtuelle pour mieux communiquer

«Mon but est de faire en sorte que la voix de chacun soit entendue, même celle des gens qui ne sont pas doués pour l’écrit, insiste-t-elle, assise à son pupitre au rez de l’Executive Yuan, une grande bâtisse carrée au cœur de Taipei qui abrite les bureaux du premier ministre taïwanais. Pour ce faire, nous expérimentons avec toute sorte d’outils technologiques.» L’intelligence artificielle pour retranscrire automatiquement les débats oraux. La réalité virtuelle pour permettre à des citoyens situés dans des espaces géographiques distincts de se parler. Et la modélisation 3D pour leur expliquer des principes abstraits de façon claire et visuelle.

Même lorsqu’elle ne travaille pas, Audrey Tang poursuit sa quête de savoir. Dans son temps libre, elle aime lire des papiers de recherche figurant sur la plateforme de partage académique Arvix ou s’amuser avec le casque de réalité virtuelle qui trône sur son bureau. Lorsqu’on lui demande si elle se sent chez elle à Taïwan, elle prend un air profondément perplexe. «La maison pour moi c’est partout où il y a une connexion internet», répond-elle, le regard pétillant.


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