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Actuel / Dans l'antre des peintres de contrefaçon

Julie Zaugg

15 juillet 2017

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Près de deux tiers des copies d’œuvres d’art vendues dans le monde viennent de Dafen, un petit hameau situé dans une banlieue de Shenzhen, au sud de la Chine. Reportage en texte et en images au cœur des couleurs de Degas, Vermeer, Klimt et autres Van Gogh.



Le village de Dafen, au pied d’une forêt de tours grises dans une banlieue de Shenzhen, ressemble à un musée en plein air. Les échoppes qui bordent ses ruelles sont remplies de milliers de peintures à l’huile. La Jeune Fille à la Perle de Vermeer côtoie La Nuit Etoilée de Van Gogh et un portrait de Barack Obama. Une danseuse étoile de Degas partage une vitrine avec Le Sacre de Napoléon de David. Les prix sont collés sur les cadres: 25 euros pour un Van Gogh, 70 euros pour un Vermeer et 38 euros pour un Degas.

Dafen est un village de peintres de contrefaçon. Entre 5000 et 8000 artistes s’y pressent sur un périmètre de moins d’un demi kilomètre carré, produisant trois à cinq millions de tableaux par an. Cela représente 60% des copies d’œuvres d’art vendues dans le monde. Et 165 millions d’euros de recettes par an.

Tout est (presque) légal. «La vaste majorité des tableaux peints à Dafen sont issues d’œuvres dont l’auteur est inconnu ou qui sont tombées dans le domaine public, détaille Winnie Wong, une historienne de l’art, dans un ouvrage sur ce quartier. Et ceux qui s’inspirent d’une image soumise au droit d’auteur la transforment à tel point qu’elles tombent sous le coup de l’usage loyal.» A Dafen, les Mona Lisa sont toujours un peu plus grandes que la vraie, le Napoléon de David sourit un peu plus chaleureusement qu’au Louvre et les sérigraphies de Warhol sont détournées pour produire des portraits de famille aux couleurs pop.

Pots de gouache, gros pinceaux en poils de porc et catalogues de seconde main

Ce hameau urbain est né dans le sillage de création en 1980 d’une zone économique spéciale de libre-échange à Shenzhen. En 1989, Huang Jiang, un homme d’affaires hongkongais a établi le premier studio de peinture à Dafen pour profiter de la force de travail abondante et des loyers bon marché. Cela a généré un appel d’air. Dafen a attiré des artistes ruraux sans le sou, des jeunes diplômés des prestigieuses académies d’art chinoises et même des retraités à la recherche d’une seconde vie plus épanouissante.

Edmond Li a ouvert son studio de peinture il y a six ans. «Dafen fonctionne comme un écosystème complet, raconte cet entrepreneur hongkongais. On y trouve des peintres, mais aussi des encadreurs, des firmes de shipping et du matériel de peinture.» A Dafen, les galeries avoisinent des échoppes vendant des pots de gouache, de gros pinceaux en poils de porc ou des catalogues de musée seconde main dont les peintres se servent pour copier les œuvres. «La plupart de mes employés n’ont pas de formation artistique formelle, relève-t-il. Ils ont appris à peindre avec un collègue plus expérimenté, un peu comme les apprentis d’un maître de Kung Fu.»

Entrelacs de ruelles sombres

Les magasins de Dafen sont séparés par un entrelacs de ruelles sombres. Chacune est occupée par plusieurs peintres. Assis sur des tabourets en plastique, ils travaillent sur des toiles scotchées contre la paroi de l’allée. Certains consultent une carte postale de l’œuvre à copier. D’autres utilisent leur tablette ou leur smartphone. Au-dessus de la ruelle, de la lessive et des vivres sont suspendus en dehors des fenêtres. La plupart de ces artistes vivent là, entassés à plusieurs dans de minuscules pièces.

C’est le cas de Lui Hongqiao, un artiste élancé de 27 ans originaire de la province rurale du Jianxi, qui est occupé à peindre un arbre aux multiples tons de vert. «Je suis arrivé ici il y a cinq ans, après qu’un ami m’ait parlé de ce village, raconte-t-il sans poser son pinceau. Ma spécialité, ce sont les arbres impressionnistes, surtout ceux de Gustav Klimt.» Les trois versions de Rosiers sous l’Arbre, un tableau du peintre autrichien, qui l’entourent en témoignent. Il travaille pour divers studios qui le payent à la pièce. «Un tableau me prend en moyenne deux jours à réaliser», précise-t-il. Il gagne environ 6000 yuans (850 francs) par mois. Comme la plupart des artisans peintres de Dafen, il rêve de vivre un jour de ses propres créations.

Et la peinture à la chaîne était née...

Afin d’honorer des commandes qui peuvent atteindre plusieurs milliers de pièces en l’espace de quelques semaines, certains studios de peinture sont devenus de véritables mini-usines. Tout a commencé en 1992 lorsque Wu Ruiqiu, un peintre devenu entrepreneur, a décroché un contrat pour produire 400 000 tableaux pour Walmart en 50 jours. Il a aussitôt engagé 200 peintres et les a mis au travail. Mais au bout de la première journée, il s’est rendu compte que chaque artiste avait peint le tableau différemment.

Il a alors eu une illumination: si les usines de Shenzhen étaient capables de produire de l’électronique en série, pourquoi ne pas appliquer cette méthode à la peinture? Il a accroché une dizaine de toiles sur une paroi et confié à chaque artiste une tâche unique, comme peindre un nuage ou remplir l’arrière-fond avec du vert. La peinture à la chaîne était née.

A Dafen, certains sont là par plaisir. «J’étais enseignant avant de prendre ma retraite et de devenir peintre, raconte Miao Qun, un homme de 46 ans au sourire espiègle, en sirotant un verre de cognac dans son petit atelier. Aujourd’hui, je vends mes tableaux partout dans le monde.» Sa spécialité, ce sont les natures mortes et les tableaux de chevaux. Parfois, un artiste connu lui commande une toile en lui demandant d’imiter son style, puis le signe. «Ce sont surtout les artistes européens d’un certain âge qui le font», glisse-t-il. Le peintre espagnol Antonio Lopez Garcia serait un client régulier à Dafen.

Hôtels, aéroports, Walmart, eBay...

Les tableaux peints dans ce hameau du sud de la Chine se retrouvent aussi sur les murs des hôtels, dans les salles de réunion et dans les aéroports du monde entier. Ils sont vendus dans les allées des géants de la distribution comme Walmart ou sur eBay. Et ils sont écoulés par les vendeurs de rue de Venise, New York ou Amsterdam.

«La plupart de nos clients sont des grossistes, basés à Hong Kong, qui revendent les œuvres à leurs clients à l’étranger, explique Lin Jinjie, qui travaille dans une galerie d’art moderne sur la place principale de Dafen. Mais nous avons aussi de plus en plus de clients en Chine.» Si 90% de l’art produit à Dafen était exporté en Occident au milieu des années 2000, cette part est désormais passée à 50%.

Dans les rues de Dafen, les paysages avec des forêts de bambou et des montagnes perdues dans la brume ont commencé à remplacer les allées de peupliers et les lacs alpins.


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