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Actuel / Anne-Frédérique Widmann, journaliste multi-courages

Anna Lietti

14 novembre 2019

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Ce 13 novembre, la grande enquêteuse et reporter à Temps Présent recevait le prix des Amis de Jean Dumur, le plus prestigieux en Suisse romande pour la profession. Voici le texte de la laudatio prononcée à cette occasion par Anna Lietti, membre du jury.



Chère Anne-Frédérique, cher jury, cher public,

d’où vient le courage? Qu’est-ce qui fait qu’il nait et se développe dans le biotope intérieur de certains êtres humains et que chez d’autres, rien ne pousse, le courage n’est rien qu’un avorton? Qu’est ce qui fait que -comme tu me le demandais l’autre jour, Anne-Frédérique - sur dix personnes qui se plient à un ordre injuste, une personne va redresser la tête et refuser d’obéir?

La question du courage t’occupe passionnément, chère Anne-Frédérique. Et encore plus, lorsqu’elle est incarnée par un individu pris dans la tourmente de l’Histoire, confronté à des enjeux qui le dépassent.  

Cette année, au public romand convié à certaines projections très particulières de ton film Free Men, tu as donné l’occasion de toucher du doigt, très concrètement, le mystère qui embrase ton regard. Free Men est donc ce film, que tu as réalisé en indépendante, et consacré à Kenneth Reams, un Noir américain injustement condamné à mort. A l’issue de ces projections particulières, disais-je, tu as pris ton téléphone et tu as établi une communication hautement improbable entre le public d’ici, assis dans son fauteuil, et le prisonnier, là-bas, autorisé à un rare coup de fil, dans le couloir de la mort de la prison de l’Arkansas, où il attend depuis 25 ans.

Ceux qui, comme moi, ont assisté à ces séances sont restés médusés par la dignité, la force intérieure et l’humour de cet homme. Puissamment interpelés, également, sur la question de leur propres engagements ou désengagements, publics, et aussi intimes.

Mais le courage ne fait pas que t’intéresser chez les autres, Anne-Frédérique; il t’anime. C’est pour le jury une raison forte de te décerner ce prix aujourd’hui: avec l’indépendance, la droiture, la recherche de la vérité, le courage est un valeur centrale du prix des amis de Jean Dumur.

Mais qu’est-ce que le courage? Disons qu’il prend des formes multiples. Certaines plus éclatantes, d’autres beaucoup moins. Je pense, Anne-Frédérique, que tu fais tiennes toutes les facettes du courage.

Il y a bien sûr le courage physique de la grande reporter que tu es.

Je ne sais pas dans lequel des guêpiers où tu es allée te fourrer ces derniers mois tu as pris, concrètement, le plus de risques. Probablement en Lybie, pour le Temps Présent de l’an dernier intitulé Migrants sur la route de l’enfer et réalisé avec Xavier NicolTu y as scrupuleusement documenté, du Niger à la Sicile, les pieds dans la poussière, les yeux dans les yeux avec de jeunes désespérés piégés comme des rats, les conséquences d’une politique migratoire qui se contente de «limiter le flux» des rescapés sur les rivages européens.  

Je remarque en passant que tu sembles avoir un faible pour la Lybie, Anne-Frédérique. On se souvient, en 2014, de ton enquête sur le rocambolesque polar des otages suisses de Kadhafi. Et avant cela, en 2007, de tes révélations exclusives sur les dessous de l’affaire des infirmières bulgares. De grands reportages d’investigation qui ont contribué à porter haut la réputation du magazine Temps Présent auquel, à différents titres, tu collabores depuis 2003.

Cet été, c’est dans le camp d’Al Hol, au Kurdistan syrien, que tu as réussi à te faufiler, encore une fois en compagnie de la réalisatrice Marie-Laure Baggiolini (avec laquelle, décidément, tu fais la paire sur les coups complexes et risqués). Cette fois tu es partie Sur la piste des damnés de Daech, c’est le titre de ton dernier Temps Présent, diffusé en octobre.

Le Kurdistan syrien, ce n’est pas la Riviera non plus. La preuve, la zone-frontière où vous avez enquêté, se situe en plein dans la région concernée par la récente offensive turque, ce qui - comme l’a documenté ces dernières semaines Boris Mabillard par ses reportages dans Le Temps - rend le sort des prisonniers que vous avez rencontrés plus incertain que jamais.

Mais à propos de ce dernier reportage, j’aimerais relever une autre forme de courage dont tu fais preuve, chère Anne-Frédérique: celui d’affronter des sujets incommodes, impopulaires, voire carrément pourris.

Les condamnés à mort noirs américains: n’avait-t-on pas déjà tout dit sur ce sujet désespérant? Combien de gens te l’ont expliqué en essayant de te dissuader? Tu as pourtant réussi à renouveler le regard sur le sujet. Plus fort, tu as réussi un film puissant sur un homme invisible, qui n’apparaît jamais à l’écran, pour la bonne raison que tu n’as jamais reçu l’autorisation de le filmer. A ce stade, «le film de journaliste se transforme en performance artistique», comme le fait remarquer Irène Challand, qui a permis sa coproduction par la RTS.

Je remonte dans le temps et je pense aussi au sujet des fonds juifs en déshérence, sur lequel tu as enquêté longuement et avec constance dès le milieu des années 1990. D’abord comme correspondante aux Etats-Unis pour Le Nouveau Quotidien et pour L’Hebdo puis, à ton retour en Suisse, pour Le Temps. Au début, tes scoops t’ont certes valu admiration et applaudissements. Mais au bout de quelques années, comme tu avais le mauvais goût de ne pas lâcher le morceau d’une histoire qui remuait un peu trop la bonne conscience helvétique, le ton a changé. Et tu t’es soudain entendu demander: Widmann, ce n’est pas un peu juif, comme nom?

Et les djihadistes suisses? Voilà un autre sujet bien pourri! Tu te retrouves, dans une prison kurde, en face d’un jeune vaudois parti comme un imbécile rejoindre Daech en 2015. Il fait peine à voir, il est visiblement victime de tortures et prend le risque de le dire face camera. Bourreau ou victime? Les deux bien sûr, selon toute probabilité. Toi, ta posture est de dire: quoi qu’il ait fait, cet homme est traité de manière indigne, les droits des prisonniers sont bafoués. Ce n’est pas défendre le djihadisme que de défendre les principes du droit.

C’est vrai Anne-Frédérique, mais tu nous embêtes! Qui a envie de se mobiliser pour un héros aussi antipathique? Ce gars-là, tout le monde préfère l’oublier, à commencer par le Conseil Fédéral, qui persiste dans son refus de rapatrier les voyageurs du djihad pour les juger ici.

Tu m’as dis: «Je suis effrayée de voir à quel point la complexité passe mal.» Oui, elle passe mal. Mais toi, tu continues à la regarder en face, et c’est encore une façette de ton courage.

J’ajoute, à propos de ce dernier reportage, que je ne suis pas prête d’oublier le visage du père du djihadiste, qui regarde son fils décrire les mauvais traitements dont il est victime. Et qui dit: «Je connais ça, je l’ai vécu pendant la guerre, en Bosnie.» Parce que oui, cette famille vaudoise est d’origine bosniaque, elle est venue en Suisse pour vivre en paix, pour échapper au cercle vicieux de la violence. Et tout à coup, le mystère de la radicalisation du fils prend une dimension proprement tragique.

Ce camp kurde, dans lequel tu es entrée pour ce dernier reportage, était fermé à la presse depuis deux mois. Ce prisonnier que tu as réussi à interviewer, tu as mené, pour y avoir accès, une mystérieuse bataille. On se demande comment tu fais, Anne-Frédérique: pour aller là où les autres ne vont pas, pour faire parler ceux qui se sont tus jusque-là.

Jean-Philippe Ceppi, qui te regarde travailler depuis des années - vous vous êtes côtoyés au Temps avant de vous retrouver à Temps Présent - dit que tu te distingues par une ténacité hors norme. Tu ne lâches rien: «On la fout dehors par la porte, elle revient par la fenêtre.» Toi-même, d’ailleurs, tu te qualifies affectueusement de «pit-bull». Où l’on comprend que le souci de plaire et la miellosité ne sont pas des atouts majeurs pour devenir Anne-Frédérique Widmann.

Et avec ça? Dotée d’un flair de «chien truffier». Mais aussi grande bosseuse. Très pro. C’est-à-dire précise, fiable, intègre, éthiquement irréprochable. Tu n’as que très rarement eu affaire à la justice, et tu as toujours eu gain de cause.

J’ajoute que les rédacteurs en chef ne sont pas les seuls à avoir raison de te faire confiance. Il y a aussi les personnes qui acceptent de te parler au fil des enquêtes, souvent en prenant des risques, mais aussi en s’accrochant à toi comme à une planche de salut. Tu te retrouves à gérer des situations extrêmement délicates, à haut risque de manipulation de tous côtés. Jamais on ne t’a vue céder à la tentation de la question ou de l’image de trop, celle qui fait sensation mais qui met ton témoin en danger.

Toutes ces qualités sont celle du journaliste d’investigation. Or, bien des journalistes d’investigation ne sont à l’aise que devant leur écran ou au téléphone. Ta grande force, c’est que tu es, aussi, une baroudeuse, tu as la fringale du terrain. En somme, tu allies ces deux faisceaux de qualités rarement réunies dans un même journaliste: l’audace et le courage physique du grand reporter, et les qualités du journaliste d’investigation, qui relèvent davantage du courage moral.  

A propos de ténacité.

Il faut préciser que pour toi, elle ne doit pas s’exercer uniquement face aux grands méchants exotiques avec des couteaux entre les dents. Tes premiers pas de journaliste, tu les as faits, au quotidien La Suisse, en rubrique économique. Tu es bien placée pour savoir que, pour étouffer les curiosités, quelques communicants polis et propres sur eux sont tout aussi redoutables, car dotés de super-pouvoirs anesthésiants. Telle grande entreprise ne veut pas s’exprimer sur le sujet qui t’intéresse? Pour toi, ce n’est simplement pas une raison pour baisser les bras.

Refuser la passivité devant les grandes machines de comm, voilà une autre forme de courage, peut-être la moins spectaculaire. Mais d’autant plus précieuse qu’elle tend à se raréfier.

Tu as donc commencé, après une licence en relations internationales à Genève, comme journaliste économique à La Suisse. Avant de rejoindre L’Hebdo, où tu as eu la chance - et tu la mesures, cette chance - de pouvoir tout de suite assouvir ta soif de grands reportages.

La marche du monde t’a toujours intéressée, dis-tu. Le fait que tu te sois retrouvée à quatre ans sur les bancs de l’Université de Harvard, avec ta maman qui faisait sa révolution perso et dehors, les manifs contre la guerre du Vietnam, y est probablement pour quelque chose. Ce séjour à Boston, motivé par un engagement de ton père médecin, a duré trois ans et il t’a marquée. Etre plongée au milieu de l’Histoire en train de se faire, c’était la fête, dis-tu.

Les Etats-Unis.

C’est loin de n’être pour toi qu’un souvenir d’enfance. C’est un leimotiv, ton ailleurs familier. Tu y as passé en tout neuf ans de ta vie, retournant y vivre par deux fois avec ton homme et tes enfants.

Concernant ton homme, on croit savoir que, à New York - première période - et à Los Angeles - deuxième période - Monsieur ne s’est pas contenté de faire les courses au mall et de saucer les hamburgers. Sérieusement: ton compagnonnage avec Chappatte, immense dessinateur de presse et grand reporter graphique, c’est, dis-tu, une autre grande chance de ta vie. Vous avez d’ailleurs réalisé plusieurs projets ensemble, notamment l’exposition «Window on Death Row», axée sur la production artistique de condamnés à mort, et qui t’a mis sur la piste de Kenneth Reams.

Des Etats-Unis, tu as retenu le meilleur. Par exemple, c’est là que tu as appris cette loi du métier, ingrate mais de plus en plus vraie: une fois l’article rédigé/le film monté, tu as fait... 50% du boulot. Après ça -même au sein d’une rédaction! - tu dois veiller à la promotion de ton travail, soigner son impact. C’est une règle qui heurte la pudeur - ou l’amour-propre - de beaucoup de journalistes «old style» mais que tu as très vite assimilée: on ne peut plus faire ce métier aujourd’hui sans soigner sa propre marque.

C’est aux Etats-Unis, surtout, que tu as contracté cette autre valeur positive qu’est le goût de l’engagement. L’effervescence des seventies t’a convaincue que se battre, ça paie et ça peut être joyeux.

L’engagement, le courage: les deux choses sont bien sûr intimement liées et elles dominent ton éthique journalistique. Tu m’as raconté avoir été marquée par la rencontre, lors d’un reportage pour L’Hebdo, avec Amira Hass, une journaliste israélienne installée à Ramallah. Elle est Hongroise d’origine. Dans son récit familial, il y a l’image terrible de ces voisins qui détournent les yeux pendant que les juifs se font emmener en déportation. Amira Hass s’est jurée de ne jamais être, comme eux, une spectatrice passive. Parce que cela revient, dit-elle, à être complice. Tu n’es pas loin, dis-tu, de penser comme elle.

Est-ce que cela fait de toi une journaliste «de dénonciation»? Bien sûr, s’il le faut! Mais pas a priori, et c’est une nuance importante. Ce qui te tient à cœur, c’est l’idée que le journaliste est un témoin, un témoin vivant, donc potentiellement actif. Il s’engage, mais cet engagement consiste d’abord à aller voir. Aller voir de près des choses qui risquent d’emmerder tout le monde. Bien sûr, il doit s’attacher aux faits pour accomplir sa mission de témoin le plus consciencieusement possible. Mais aussi, son éthique lui dicte, notamment s’il est témoin d’une injustice, de parler haut et de porter le débat sur la place publique.

Donc, «journalisme de dénonciation» s’il le faut. Tu crois au quatrième pouvoir. Mais, pour reprendre les termes du débat de tout à l’heure, le même engagement peut aussi bien mener à un «journalisme de solutions». J’aimerais souligner ce qu’il y a de piégeant dans cette catégorisation: elle place l’étiquetage du résultat avant la curiosité, avant la dynamique de découverte. Au bout du compte, ces catégories sont probablement meilleures pour l’argumentaire marketing que pour le journalisme.

Tu as eu la chance, dis-tu, de vivre un moment professionnel - ta période Hebdo/Nouveau Quotidien - où le débat et le parler haut étaient véritablement valorisés. Aujourd’hui, tu t’inquiètes de voir le souci de ne choquer personne gagner du terrain dans les rédactions, et jusque dans les plus prestigieuses d’entre elles. Il faut dire que tu as vécu en direct, aux côtés de Chappatte, la plus récente et spectaculaire défaite de la liberté d’expression - et de la vivacité d’expression -, à savoir l’abandon du dessin de presse par le New York Times.

Tu observes que le souci d’objectivité a parfois bon dos: qu’il est commode de se draper derrière la neutralité professionnelle lorsque, au fond, ce qui nous anime, c’est surtout la peur de faire des vagues. Le désir de baisser les yeux, dirait Amira Hass.

Tu m’as avoué ta crainte de voir ton optimisme s’éroder. Il y a de quoi, on ne va pas se le cacher. Mais il y a aussi quelques raisons de se réjouir. Exemple: ton reportage Migrants sur la route de l’enfer a fait un tabac sur Youtube. On frise les 400 000 vues, c’est un record pour un reportage de Temps Présent. Il semble que les auditeurs africains soient très nombreux à l’international, ce qui, dans ce cas précis, confère à ta démarche une dimension inespérée. 

Oui, Anne-Frédérique, courage! Il y a un avenir pour les sujets comme tu les aimes: pas du tout de proximité, bien incommodes, bien compliqués.

Au nom du jury, permets-moi de te dire notre admiration pour le talent, le cran et l’indépendance d’esprit que tu déploies pour les servir.

De te féliciter et de te souhaiter, pour tes projets à venir, chaleur, poussière et succès.

VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET

2 Commentaires

@Elizabeth 14.11.2019 | 10h20

«Bravo à Mme Widmann pour son courage, son travail et son prix tellement mérité. Et bravo à Mme Lietti pour ce texte magnifique.»


@Gio 20.11.2019 | 22h03

«Magnifique hommage Madame Lietti et félicitations à Madame Widmann, même si tous ses sujets ne me touchaient pas forcément.»


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