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Peu après les élections turques de mars dernier, le président Erdoğan a lancé une nouvelle vague offensive contre le PKK. L'opération militaire en cours, qui vise à neutraliser ses bases arrières, a déjà touché des centaines de villages et poussé la population à l'exode. Les organisations humanitaires s'inquiètent, alors que la Turquie, l'Irak et le gouvernement régional du Kurdistan irakien ont scellé ces derniers mois une coopération militaire et commerciale, ayant pour conséquence une large pénétration turque dans le territoire irakien.



Les échos des explosions résonnent dans les vallées montagneuses du Kurdistan irakien. Ils signalent de nouvelles attaques turques, qui sont menées depuis près de trois mois sur ordre du président Recep Tayyip Erdoğan. Il s’agit d’une nouvelle phase de l’opération «Claw-Lock», débutée en 2022, qui vise, selon Ankara, à établir une «zone de sécurité contre le PKK1 jusqu'à 40 kilomètres de profondeur en territoire irakien». 

Le Kurdistan irakien. © Maximilian Dörrbecker - CC BY-SA 3.0

Les dernières attaques ont eu lieu le 18 juin dans la province de Silêmanî, à Tangi Shlke dans le village d'Endza et dans les hauteurs du sous-district de Deraluk dans la province de Duhok. Aucune victime civile ni aucun blessé n'ont été signalés pour le moment.

Selon un rapport publié par l'organisation CPT (Community Peacemaker Teams) – une ONG active entre le Canada et les zones de crise, notamment l'Irak – la Turquie a déjà frappé 358 fois le territoire kurde rien qu'entre le 1er janvier et le 1er avril 2024, faisant 14 victimes civiles, dont huit tués et six blessés. Dans la nuit du 13 au 14 avril, une neuvième personne a été tuée par un drone turc: Muhammed Said, dans le village de Gallale. Sarwar Qadir, 46 ans, a quant à lui été touché lors d'un bombardement à Nawirdarok, dans le gouvernorat d'Erbil. Said était originaire de Sulaymaniyah et s'était rendu dans ce village de montagne pour y travailler. Sarwar était au volant de sa voiture au moment où il a été tué. Il était Peshmerga2 et père de trois enfants.

«Personne ne se sent plus en sécurité dans notre village. Des drones le survolent constamment. Nous avons peur d'être pris pour cible à tout moment», explique un habitant de Gallate qui souhaite rester anonyme. Toujours selon le CPT, la plupart de ces attaques ont eu lieu dans les zones habitées autour du mont Gara, avec l'intention manifeste de «forcer les villageois à quitter leurs maisons afin de faciliter et d'intensifier les raids dans la région».

Les incursions turques en territoire kurde inquiètent

Au cours d'un appel vidéo, Osman Kamaran, membre du CPT - Kurdistan irakien, nous fait part de ses préoccupations. «Nous ne pensons pas que le gouvernement irakien interviendra sur le terrain dans les opérations militaires de la Turquie contre le PKK, mais nous pensons qu'il peut coopérer avec Ankara par le biais du renseignement». Dès 2019, un accord secret avait été conclu entre les deux gouvernements pour interdire le PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan). «Il y avait eu une manifestation contre la base turque de Shildaze, et les deux journalistes qui en avaient parlé avaient été arrêtés». Karaman rappelle également qu'il est très inquiétant que la Turquie et l'Irak soient sur le point de signer un accord sur le contrôle des montagnes de Gara. Cette région, qui a été bombardée 75 fois au cours des 70 premiers jours de 2024, est un point stratégique car elle relie les gouvernorats kurdes de Duhok et d'Erbil. Cette région compte 94 villages: 55 sont inhabités depuis 1996, date à laquelle la Turquie a bombardé toute la région. «Dans le cadre d'une nouvelle opération militaire turque, des milliers de personnes seront déplacées d'Amedi (une ville de la province de Duhok)», explique encore Karaman.

L'Etat turc occupe actuellement de facto une partie de la région frontalière. Au moins 87 bases militaires turques et de vastes réseaux routiers militaires ont été bâtis par Ankara entre 5 et 80 kilomètres de profondeur à l'intérieur du territoire irakien au cours des dernières années.

La ville d'Erbil/Hawler, capitale du gouvernement régional du Kurdistan, au Kurdistan irakien. © Alessia Manzi, 2022

Au cœur des enjeux, la route de développement de l'Irak

L'intensification des attaques turques intervient en marge des rencontres entre Erdoğan et le Premier ministre irakien Mohammed Shia' al-Sudani en Irak – la première visite d'un dirigeant turc depuis 2011. Cette entrevue a été suivie d’une rencontre avec le président du gouvernement régional du Kurdistan (GRK) Nechirvan Barzani et le Premier ministre Masrour Barzani à Erbil. Cette dernière visait à renforcer les relations entre la Turquie et Barzani et son parti (le PDK, Parti démocratique du Kurdistan). Erdoğan et Barzani partagent en effet un ennemi commun dans la région, le PKK, et coopèrent dans leur intérêt respectif.

Ankara et Bagdad ont convenu d'un cadre d'accords stratégiques en matière de sécurité, de commerce et d'énergie. Le mémorandum a été signé en avril dernier après une longue série de réunions entre les représentants des deux pays entre 2023 et 2024. Le développement des relations diplomatiques est en partie due à la volonté de la Turquie de conclure des accords stables sur le projet de route de développement de l'Irak, qui prévoit la construction d'une liaison ferroviaire et routière de 1'200 kilomètres entre le port irakien d'al Faw, à Bassorah, et la frontière irako-turque, afin de faciliter une reprise économique nationale interne dont le besoin se fait sentir de toute urgence.

Le GRK est également associé de manière officielle à ce projet depuis mai dernier. Le ministre des Transports et des Communications du gouvernement régional du Kurdistan, le directeur général des chemins de fer irakiens et une société de conseil italienne, PEG, ont conclu un accord de coopération.

Selon la proposition irakienne initiale, la route ne devait pas traverser le territoire kurde. Ce sera finalement le cas. Selon M. Barzani lui-même, le passage par le Kurdistan irakien «réduira la distance de plus de 32 kilomètres, ce qui rendra la route moins chère et plus sûre».

Témoin et rappel des cicatrices et de la très fragile stabilité de la région: les restes d'une maison détruite par les batailles que les Yézidis et les Kurdes ont menées contre l'Etat islamique, parvenant à débarrasser la région de sa présence en 2017. © Giacomo Sini, 2017. Gouvernorat de Niniwa (Ninive), Iraq

La question de l'eau en Irak

L’eau fut longtemps l’un des nerfs du conflit entre l’Irak et la Turquie. Alors que la désertification avance irrémédiablement, Bagdad a signé un plan décennal avec Ankara pour assurer à l'Irak sa part de l'eau douce nécessaire provenant du Tigre et de l’Euphrate.

Seulement, tous les acteurs de la société civile kurde ne partagent pas cet enthousiasme.

«Erdoğan utilise l'eau comme une arme de chantage et un outil de négociation. La route de développement de l'Irak n'est qu'une stratégie pour accroître la présence militaire turque sur le territoire irakien et kurde», explique Songül, membre de l'organisation kurde Repak (The Kurdish Women's Relation Office), une ONG basée à Sulaymaniyah. «Avec cet accord, l'Irak tente de résoudre ses problèmes internes, tandis que la Turquie cherche à accroître son influence en Irak», ajoute Songül. La route de développement de l'Irak implique en effet une présence militaire turque accrue sur le territoire kurde irakien. 

La Turquie et la «zone de sécurité» au Kurdistan irakien. Une nouvelle invasion?

«Une campagne militaire "anti-kurde" a été lancée au Kurdistan irakien, poussant Bagdad et les Peshmerga (armée kurde irakienne) à la confrontation avec le PKK. Une politique qui va de pair avec les visées expansionnistes turques», conclut Songül.

Immédiatement après la signature du pacte, le président turc a exprimé sa satisfaction sur X, déclarant que l'accord instaure des relations de bon voisinage avec l'Irak, et met fin à l'influence du PKK, qui sera de fait banni des territoires concernés.

La route de développement de l'Irak, un investissement d'une valeur de 17 milliards de dollars, doit servir de nouveau lien entre l'Asie et l'Europe. Selon Ankara, le succès du projet dépend directement de l’élimination du PKK dans les régions kurdes de l'Irak, et donc de la création d'une zone dite «de sécurité». C'est ainsi que, de concert avec la politique anti-PKK de la Turquie, en mars dernier, le Conseil national de sécurité irakien a annoncé, sans l'approbation du Parlement, que le PKK serait interdit d'opérer dans le pays: cette interdiction officielle est la première décision irakienne sur la question à être avalisée par la Turquie, après treize années de tensions continues entre les deux pays.

Cependant, l'itinéraire suivi par la route de développement de l'Irak est relativement éloigné des zones montagneuses où le PKK est actif (trente kilomètres plus à l'ouest), et atteint la ville frontalière turque d'Ovakoy, où l'armée turque maintient déjà une forte présence de part et d'autre.

Selon le média en ligne Kurdisan Watch, la nécessité pour la Turquie de créer une nouvelle zone de sécurité est donc essentiellement le fruit d'un «effort expansionniste continu pour renforcer son influence économico-politique dans les régions de Duhok, Musul et Erbil». 

Les craintes de la population du Kurdistan irakien et les efforts du CPT

«Nous parlons aux habitants des zones touchées, au gouvernement régional et nous travaillons avec la Commission indépendante des droits de l'homme du Kurdistan pour protéger ces personnes. Nous essayons également d'attirer l'attention de la communauté internationale sur ce qui se passe»,  indique Osman Karaman. «Les craintes des populations doivent être entendues. Elles ne peuvent pas parler: ici, dans la vallée, il n’y a pas d’accès à la télévision ni à la presse».

Récemment, une vidéo postée par le CPT sur X rapporte la plainte d'un habitant de Kesta – un village du gouvernorat de Duhok – où l'on assiste depuis environ un mois à une présence massive de l'armée turque, qui serait arrivée sur place en déployant au moins trois cents chars d'assaut. Alors que les opérations turques au Kurdistan irakien se poursuivent, conduisant l'armée d'Ankara à pénétrer de 15 kilomètres dans le territoire irakien, et que la peur grandit dans la population, le CPT appelle d'urgence le gouvernement irakien, la Turquie et le gouvernement régional du Kurdistan à trouver une solution pacifique à un conflit qui dure maintenant depuis quarante ans.


1Le PKK, Parti des travailleurs du Kurdistan, est une organisation politique armée, considérée comme terroriste par la Turquie mais aussi par la majeure partie des Etats occidentaux. D'inspiration marxiste-léniniste, il est actif en Syrie, en Irak, en Iran et en Turquie. Le PKK et le gouvernement d'Ankara sont en conflit ouvert depuis les années 1990, la Turquie refusant de reconnaître au peuple kurde une identité à part entière et plus encore une autonomie administrative.

2«Peshmerga» désigne «celui qui se battra jusqu'à la mort». Il s'agit du terme utilisé par les Kurdes pour désigner leurs combattants.

VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET

2 Commentaires

@Christophe Mottiez 20.08.2024 | 14h02

«"...restes d'une maison détruite par les batailles que les yézidis et les kurdes ont menées contre l'état islamique".
je dirais plutôt: "...que les kurdes yézidis et les kurdes sunnites...".»


@stef 07.10.2024 | 17h46

«L'ONU devrait se questionner sérieusement sur la création d'un état Kurde indépendant et reconnu, au nord de l'Irak !»