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Il vaut alors la peine d’essayer de faire sentir la beauté des sites à protéger. C’est ce que fait une association qui se bat pour la sauvegarde d’un site naturel au-dessus de Montreux.

Sauver les Grands-Prés

Un dimanche matin, une quarantaine de personnes se retrouvent dans la partie haute de Montreux, en réponse à l’invitation de l’Association pour la sauvegarde des Grands-Prés. Il s’agit pour l’Association d’expliquer son opposition à un projet immobilier prévu sur un territoire communal de 25'000 m² de verdure, entre Clarens et Chailly. Réservé il y a une trentaine d’années pour accueillir un hôpital qui ne s’est pas fait, ce morceau de verdure, propriété de la Commune, a récemment été destiné à accueillir des constructions privées. Bien qu’il soit présenté comme un écoquartier, le projet n’a pas convaincu les écologistes et bon nombre d’autres habitants.

La problématique est classique et consiste à savoir comment définir l’intérêt général. Les uns prétendent qu’il est nécessaire de favoriser une construction d’appartements, en octroyant un droit de superficie pour 100 ans, afin de pouvoir proposer rapidement des logements à loyer modéré et d’accueillir quelques nouveaux habitants. Les autres s’opposent à un développement irréversible, qui privera tous les habitants actuels et futurs d’un des rares espaces naturels encore existants sur la Commune, et qui pourrait devenir un parc. Il est vrai que depuis des années il y a environ 1'500 appartements vides à Montreux, et le projet immobilier des Grands-Prés prévoit la construction de 232 logements supplémentaires, dont il est difficile de comprendre la stricte nécessité. Alors pourquoi s’obstiner à vouloir encore plus de béton plutôt qu’un parc? Cette question a motivé l’Association à lancer une initiative populaire communale pour arrêter le projet. L’initiative a abouti, mais le Conseil communal l’a largement refusée, de sorte qu’il reviendra à la population de se prononcer avant l’été.

Sentir les Grands-Prés

De fait, les Grands-Prés sont bordés d’un côté par la route très fréquentée qui relie le centre-ville à l’autoroute, et de l’autre par une petite colline derrière laquelle sont construites des petites maisons mono-familiales. Le bruit des voitures y est donc très fort, au point qu’on peut se demander si au fond ce n’est pas déjà trop tard pour envisager la création d’un parc à cet endroit, surtout que si on n’y regarde pas bien, on pourrait facilement qualifier les Grands-Prés de friche plutôt que de parc en devenir.

Or, le bruit des voitures peut être diminué par la pose d’une surface insonorisante sur la route, et le travail de l’Association aide à comprendre et à sentir les Grands-Prés. Nous apprenons que différents types d’animaux l’apprécient. Des biches et toutes sortes d’oiseaux passent par là, bien qu’il n’y ait pas d’arbres spectaculaires sur les Prés. Ceux que l’on remarque ont l’air mort, mais ce sont justement ceux-là qui accueillent des insectes importants pour d’autres espèces. De plus, la présence d’autres grands arbres indique que leurs racines peuvent descendre à une grande profondeur, ce qui garantit l’existence d’une réserve d’eau et de la fraicheur pendant les périodes chaudes. Enfin, si on prend de la hauteur on voit que le site s’inscrit dans un réseau de terrains, qui maillent le territoire et offrent des escales aux animaux dans leurs déplacements à travers la région. D’ailleurs, au nord-ouest de la parcelle se trouve une aire forestière d’environ 700 m² qui abrite une châtaigneraie, qui restera préservée. Après ces explications, les Grands-Prés prennent une autre allure.

Nous vivons dans un monde trop humain

Nul doute qu’une fréquentation répétée des Grands-Prés aurait permis de saisir et de sentir beaucoup des éléments présentés lors de la visite sur site, et ainsi de mieux comprendre la rareté, sinon l’unicité de l’endroit. Pourtant, la plupart d’entre nous vit dans un monde trop humain et autoréférentiel, ce qui nous rend incapables de faire l’expérience du reste du monde comme animé et vivant. Il est de plus en plus rare que nous ayons à nous confronter avec des non-humains. Quand avons-nous perdu le contact intime avec eux? Il y a bien encore des peuples – aborigènes, indiens des Amériques, ... – qui  vivent en lien étroit avec leur milieu naturel; qu’est-ce qui fait qu’ils se distinguent de nous Occidentaux sur ce point?

Le philosophe et écologiste David Abram donne une réponse simple dans son livre Comment la terres s’est tue – Pour une écologie des sens (Ed. La Découverte Poche, 2020). Abram reprend l’analyse de la perception développée par la phénoménologie, et en particulier par Merleau-Ponty, qui conçoit la perception comme participation. Abram rappelle la croyance que «originellement les hommes et les animaux parlaient tous le même langage», mais que le père de la philosophie occidentale Socrate disait que «les champs et les arbres ne veulent rien [lui] apprendre». C’est donc que déjà au temps des Grecs anciens on n’entendait plus la voix des non-humains. La thèse de Abram est en effet qu’«avec l’avènement de l’aleph-beth [sémitique], une distance se creuse entre la culture humaine et le reste de la nature», et que l’introduction de l’écriture phonétique par les Grecs a affaibli le rapport de participation qu’il y avait entre le phénomène sensible et son nom prononcé.

Une écologie des sens

Les choses se compliquent encore depuis que Galilée a soutenu que la nature est un livre écrit en langage mathématique, et que les sciences sont arrivées à occuper de plus en plus de place dans notre culture, au point que de nos jours on «nous demande de nous méfier de notre expérience sensorielle immédiate et […] de nous appuyer plutôt sur une réalité abstraite, ‘‘objective’’, qui ne nous est connue qu’au travers de mesures quantitatives, d’instrumentations technologiques, ou par tout autre mode de participation exclusivement humain».

Comment nous défaire de ce carcan? Même si nous le voulions, nous ne pouvons pas du jour au lendemain abandonner l’écriture et la lecture quantitative du monde. Par contre, ce que nous pouvons faire – dit Abram – c'est «abandonner nos aspirations adolescentes à tout comprendre et à tout contrôler» et arrêter de chercher à atteindre un avenir envisagé mentalement, fusse-t-il celui imaginé par les meilleurs spécialistes du climat. Alors expliquer par exemple l’intérêt de la sauvegarde des Grands-Prés ne consiste pas à «présenter un ensemble de raisons suffisantes, c’est raconter une histoire» qui les concerne, «une histoire qui fait sens [c’est-à-dire] qui réveille les sens». C’est justement ce que fait l’Association.

Non loin, les Bosquets de Julie

Cerise sur le gâteau, en plus d’être riches et beaux, les Grands-Prés s’inscrivent dans l’Histoire Universelle! C’est que le plus grand succès de librairie de la deuxième moitié du XVIIIème siècle, Julie ou la Nouvelle Héloïse, de Rousseau, avait pour cadre Clarens. C’est là que Saint-Preux est troublé par le premier «baiser mortel» de Julie. Le Genevois avait choisi cet endroit pour situer les échanges entre «deux amants, habitants d’une petite ville aux pied des Alpes», afin – entre autres – de faire entendre aux civilisés la voix de la nature et montrer que l’homme de la nature subsiste sous l’homme social. On voit ainsi dans quel prestigieux sillon s’inscrit l’approche de l’Association, qui nous invite pourtant simplement à aller sur place pour comprendre par les sens et l’imagination de quoi il s’agit, plus que par la raison.