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Actuel / Silicon Wadi, la leçon des start-ups israéliennes aux Suisses

Yves Genier

19 septembre 2017

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L'Etat hébreu s'est doté de l'un des plus puissants écosystèmes d'entreprises innovantes de la planète. La Suisse cherche à s'en inspirer.



Uri Adoni est l'un de ces hommes d'âge moyen qui ne doute pas un instant de ses possibilités. Grand, noiraud malgré quelques traces grisâtres à la chevelure, il règne en maître sur l'industrie florissante du financement des jeunes entreprises d'Israël. «Nous avons développé un écosystème qui fonctionne à merveille et qui se développe», déclare cet investisseur dont la société d'investissement Jerusalem Venture Partners a déjà déversé 1,1 milliard de dollars dans des jeunes pousses depuis 24 ans aussi bien dans le pays qu'en Europe et aux Etats-Unis.

Face à lui, 80 entrepreneurs (jeunes et moins jeunes), universitaires, représentants des administrations de promotion économiques et journalistes venus de Suisse (essentiellement Genève et Vaud), venus écouter la bonne parole. Car, en dépit des réussites que sont l'EPFL à Lausanne, le Campus Biotech à Genève, le CSEM à Neuchâtel, les multiples incubateurs et accélérateurs qui se sont créés ici et là ces dernières années et du fantastique progrès en matière d'aides de toutes natures à la création d'entreprises innovantes, qui ne cessent elles-mêmes d'éclore, la Suisse doit bien le reconnaître : elle souffre encore d'un notable retard par rapport à l'Etat hébreu. Alors que les deux pays ont une population équivalente (quelque 8,6 millions d'habitants) et que le second souffre de deux facteurs handicapants par rapport au premier : son environnement international des plus instables et un produit intérieur brut deux fois moindre (320 milliards de francs).

La croissance par l'innovation

C'est son engagement dans les technologies de point dès le début des années 1990 qui a permis à Israël de sortir d'une crise économique et financière profonde et de s'affirmer comme une superpuissance économique, et pas seulement militaire. Un succès expliqué dans un ouvrage de deux chroniqueurs du Jerusalem Post paru en 2009 sous le titre de «La nation start-up». Ses succès scientifiques et entrepreneuriaux ont permis au pays de se classer parmi les grands centres d'innovation mondiaux, non loin de la Silicon Valley californienne.

Sous le petit nom de «Silicon Wadi» (ou "rivière  de silice sèche la plupart du temps") se concentrent près de 5300 start-ups, 18 incubateurs (lieux où les entrepreneurs en herbe esquissent leurs projets), autant d'accélérateurs (lieux où les jeunes entrepreneurs lancent leurs projets avec l'aide d'accompagnateurs expérimentés), 68 lieux de cotravail (co-working), 265 sociétés de capital-risque, des milliards de dollars engagés et de nombreux succès globaux, notamment dans la cybersécurité, comme CheckPoint, l'une des références mondiales, ou Cyberbit, un météore fondé en 2015 seulement et qui compte déjà plus de 500 employés. Des statistiques ébouriffantes compilées par un seul site internet, Startupnationcentral.org.

Et c'est pour apprendre de ce succès que ces quelque huitante personnes venues des rives du Léman, de Zurich et d'ailleurs à l'invitation de la fondation Nomads se sont installées dans un auditoire ultra-climatisé de l'Université hébraïque de Jérusalem – à quelques centaines de mètres du Mur des lamentations, de l'esplanade des mosquées et de l'épicentre des tensions du Moyen-Orient – pour écouter la leçon de business et d'investissement d'Uri Adoni.

Et leurs oreilles vont siffler. «Dans la série d'ingrédients indispensables au succès d'un écosystème d'entreprises innovantes, il en est deux qui s trouvent au centre: l'envie d'entreprendre, et l'acceptation de l'échec.» Pour démarrer une activité, il faut être prêt à prendre des risques. Or, est-on disposé à les prendre si l'insuccès se transforme en stigmatisation? Hélas, reconnaissent les Suisses ayant fait le voyage, ce dernier trait est toujours très présent en Suisse, pays où l'on préfère être certain de réussir avant d'oser se lancer.

«Chutzpah», «tachles», «balagan»

La leçon d'entrepreneuriat n'est pas terminée. Tournons-nous vers Dan Catarivas, directeur des affaires internationales de la Fédération des organisations économiques israéliennes. Face aux Suisses, réunis cette-fois ci sur la terrasse d'un hôtel du front de mer de Tel Aviv, il énonce les trois principes fondamentaux des entrepreneurs israéliens: «chutzpah», qui signifie «culot»; «tachles», qui veut dire «droit au but» ; et «balagan», qui traduit l'idée un certain désordre né de l'improvisation. Chacun sait dans l'Etat Hébreux que la vie est mouvante et peut sans cesse réserver son lot de surprises et que sans volontarisme rien ne peut avancer, quitte à semer un peu de désordre autour de soi. Là encore, une pierre dans le jardin helvétique, qui apprécie tant l'ordre, la sécurité et la prévisibilité.

Toutefois, résumer les réussites technologiques et entrepreneuriales la conséquence d'une organisation serrée, qui voit l'Etat participer financièrement dans chaque jeune entreprise satisfaisant à un certain nombre de critères. Ce montant, certes faible, sert d'assurance aux jeunes généralement désargentés et conforte leurs investisseurs privés et leur permet de se lancer sans trop devoir réfléchir à leurs chances de succès. Sur cette base, les investisseurs privés - Israéliens, Américains et Européens - s'engagent d'autant plus volontiers.

Le dense réseau d'universités (comme celles de Jérusalem) et de centres d'enseignements techniques de pointe (comme le Technion à Haïfa) sert de creuset. Et le service militaire, qui concerne chaque jeune, femme et homme, pendant deux à trois ans, formate les caractères: «Ce qui compte, c'est d'accomplir la mission. Peu importe les moyens. Il est inimaginable, pour un militaire, de dire qu'on n'a pas réussi. Cela gens les gens débrouillards et créatifs», ajoute Uri Adoni. L'élite de cette élite sort d'une unité militaire longtemps secrète, spécialisée dans le renseignement: l'unité 8200. Là encore, un contraste marqué par rapport au modèle suisse, où l'armée ne s'est jamais affirmée comme matrice de jeunes entrepreneurs et a perdu une large part de sa crédibilité en tant que formatrice de cadres et de dirigeants d'entreprises.

Méfiance helvétique

Le cœeur de la Silicon Wadi bat à Tel Aviv, une métropole frénétique de 1,3 million habitants où se multiplient les tours et les embouteillages. Mais qui a préservé une zone de calme, son ancienne gare. C'est dans ce lieu constitué d'anciens entrepôts reconvertis en sales de conférences qu'est organisé le DLD Innovation Festival, devenu rendez-vous annuel de tous les passionnés d'économie numérique. Les dirigeants de Google, Amazon, Microsoft ou encore Facebook viennent y rencontrer les petits génies de la tech israélienne et de dizaines d'autres pays. Vous aimez l'intelligence artificielle et le big data? Vous avez trouvé votre point de chute.

Les Suisses ne sont pas venus les mains vides. Dans leurs bagages, des patrons de jeunes entreprises innovantes, jeans et T-shirts, venus présenter baskets aux pieds leurs idées face à des jurés internationaux et une foule d'experts venus de tous les horizons. Et quoiqu'auréolés de l'image d'excellence de la Suisse en matière d'innovation, ils ne peuvent s'empêcher de soupirer face aux soutiens dont bénéficient leurs alter égos israéliens, aussi bien en matière entrepreneuriale que financière. Pourquoi l'échec, en Suisse, suscite-t-il encore si souvent la méfiance? Pourquoi les investisseurs professionnels helvétiques sont-ils si frileux? Pourquoi la grande majorité des jeunes pousses à succès finissent-elles absorbées par un grand groupe étranger?

Et les Arabes ?

Les Israéliens se plaignent cependant du même problème. Selon une enquête du lobby Israel Advanced Technology Industries (IATI) publiée en mars dernier, les investisseurs institutionnels ne s'intéressent que très marginalement aux entreprises innovantes. Ils n'investissent que 0,22% de leurs avoirs dans des fonds de capital-risque israéliens, ce qui amène de jeunes entreprises innovantes se laisser racheter par des investisseurs étrangers. Ainsi, Signal Analytics, une entreprise spécialisée dans la détection de tendances de marché, a été rachetée par Procter & Gamble. Qui a maintenu son activité à Tel Aviv... mais en a ouvert d'autres au Campus Biotech de Genève et aux Etats-Unis.

Enfin, le soutien aux jeunes entreprises reste très concentré dans la région de Tel Aviv. Il tend à privilégier les jeunes Israéliens de confession juive issus de l'armée et de négliger les personnes d'autres provenance. «Souvenez-vous, Israël, ce n'est pas que Tel Aviv», insiste Eitan Sella, fondateur de l'accélérateur Hybrid, basé à Nazareth dans le nord du pays, et ouvert avant tout aux entrepreneurs d'origine arabe. Il est vrai que si ce jeune homme est un trentenaire brun qui a fait son service militaire, il n'est est pas de même pour son associé: Fadi Swidan, un ingénieur issu du Technion et de l'Université de Clarck aux Etats-Unis. Et dont la mise à l'écart en raison de ses origines aurait représenté un immense gaspillage de compétences.

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