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Actuel / Quand le procureur décide seul de la peine. Sans juges

Marie Maurisse

29 juin 2017

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En Suisse, 90% des affaires pénales sont désormais traitées par voie d’ordonnance: le procureur décide seul de la peine, sans qu’aucun procès n’ait lieu, ni qu’un juge intervienne. Cette «justice de cabinet» fait débat chez les avocats, dont certains dénoncent une violation de la Constitution. Enquête.



Le 2 mars dernier dernier, Stefano* a été condamné pour menaces et injures. Cela faisait plusieurs années que ce Genevois de 33 ans se rendait coupable de violence conjugale envers son épouse. Gifles, coups de poing, insultes... En mai 2014, Stefano «avait ouvert la portière côté passager pour l’extraire de force hors du véhicule en la jetant par terre». En avril 2016, il l’avait «menacée au moyen d’une paire de ciseaux qu’il avait appuyée sur son visage, après l’avoir plaquée contre le mur».

Pendant que sa femme quittait la maison pour rejoindre un foyer avec ses deux enfants, Stefano a été condamné à payer plusieurs amendes, ainsi qu’à se soumettre à un suivi thérapeutique. Sa peine a été décidée par une procureure genevoise, Olivia Dilonardo, sans que le coupable ne soit défendu par un avocat. De procès, il n’y a pas eu. Pas de réquisitoire, pas de prétoire, pas de débat, ni même d’audience. La justice a été rendue dans les bureaux du Ministère public genevois, derrière des murs épais, en toute discrétion.

L'ordinateur plutôt que le prétoire

A une histoire, tristement banale, de maltraitance, la justice a appliqué une procédure tout aussi banale. Car la manière dont le Ministère public genevois a traité cette affaire n’a rien d’étrange, ou de scandaleux. C’est désormais la marche normale de la justice. En Suisse, la balance de Themis est peu à peu remplacée par l’ordinateur du procureur. Près de 90% des délits et crimes pénaux se règlent désormais par voie d’ordonnance.

Selon cette modalité, qui existe depuis des décennies, le procureur lui-même prononce une sentence, sans qu’un juge ne soit convié. Un système rapide et efficace, apprécié de l’Etat parce qu’il désengorge les tribunaux et coûte beaucoup moins cher qu’un véritable procès. Longtemps, les cantons eux-mêmes ont fixé leurs propres règles au sujet des ordonnances pénales. Mais le nouveau code de procédure pénale, entré en vigueur début 2011, a uniformisé les pratiques en fixant à six mois la peine de prison maximale pouvant être prononcée par ordonnance.

Depuis trente ans, le nombre d’ordonnances pénales a tout simplement explosé: en 1984, 4278 étaient rendues en Suisse, contre 99’398 en 2016, selon les tous derniers chiffres de l‘Office Fédéral de la Statistique, parus le 6 juin 2017. Comment expliquer cette augmentation? «Parce que la population a fortement augmenté durant cette période, de même que le nombre d’infractions», indique un procureur sous le sceau de l’anonymat.

Davantage de citoyens, davantage de crimes, et donc davantage de condamnations. Le raisonnement est en tout cas logique pour la majorité des affaires traitées par ordonnances: excès de vitesse, conduite sans permis, dépassement interdit, etc… En trente ans, le nombre de voitures a fortement augmenté en Suisse, ce qui explique pourquoi les infractions routières ont aussi progressé, et donc les ordonnances pénales de ce type.

Le «quasi-monopole des procureurs»

Mais pour le pénaliste Nicolas Quéloz, qui préside le Département de droit pénal de l’Université de Fribourg, cette hypothèse est erronée, pour une raison simple: le nombre d’ordonnances a augmenté de manière exponentielle, sans que cela ne soit proportionnel aux condamnations dans leur totalité. Les tribunaux pénaux de première instance prononçaient plus de 8 condamnations sur 10 en 2000, alors qu’ils n’en ont rendu que 1 sur 10 en 2015. Et le juriste, criminologue, de dénoncer un «quasi-monopole des procureurs en Suisse». 


«Le procureur cumule les mandats, puisqu’il instruit l’affaire, en même temps qu’il la juge», ajoute ce spécialiste. Cela viole un principe fondamental de la Constitution, qui est celui de l’indépendance et de l’impartialité du juge». Certes, les condamnés ont toujours la possibilité de s’opposer à l’ordonnance dans les dix jours afin d’aller jusqu’au procès. Mais dans les faits, seulement 5 à 10% d’entre eux le font, selon les données de Nicolas Quéloz. «Parfois même, les ordonnances pénales sont préfabriquées dans les ordinateurs des procureurs, qui remplissent des cases, regrette-t-il. Il s’agit d’une justice à la chaîne, industrielle.»

La Constitution indique également que la justice doit se faire à armes égales entre le parquet, et le suspect. Là aussi, les ordonnances posent un problème, car dans la majorité des cas, la personne jugée ne dispose pas d’un avocat. En théorie, elle y a droit. Soit elle est en mesure de payer pour sa défense, soit elle peut bénéficier d’un  avocat commis d’office. Mais là encore, c’est le Ministère public qui décide d’octroyer cette mesure. Et comme les cas jugés par ordonnance sont mineurs, en général, les demandes sont rejetées. Cela inquiète Alessandro Brenci, avocat au sein de l’étude Avopep, à Lausanne, qui craint que les «justiciables ne soient stigmatisés». Pour lui, «c’est une dérive du système, sous prétexte de décharger les juridictions ».

Principe fondamental violé

Ce débat a lieu depuis plusieurs années déjà au sein de la profession. L’association des juristes démocrates, dont Alessandro Brenci fait partie, dénonce cette évolution. En soulignant que les ordonnances violent le principe fondamental de la publicité du procès. Les criminels doivent être ainsi jugés en public, afin que le peuple puisse assister aux débats et à l’exercice de la justice, l’une des bases de la démocratie. Quant aux juges, ces représentants du peuple, ils doivent être observés et surveillés afin de ne pas dévier de leur rôle et conserver la neutralité. Or, dans le cas d’une ordonnance pénale, il n’y a ni juge, ni audience publique. Et le fait que, modeste concession, les journalistes peuvent consulter ces ordonnances pénales pendant trente jours ne suffit souvent pas à remplacer l’œil populaire…

Certes, un excès de vitesse, la détention de deux grammes de cannabis ou le séjour illégal d’un sans-papier ne nécessitent pas forcément deux jours d’audience au Palais de justice. Qu’en est-il des autres affaires?  

Le 7 avril dernier, Ulysse* a été reconnu coupable de pornographie par le Ministère public genevois. Il a été condamné à 180 jours-amendes pour avoir téléchargé sur Internet des fichiers pédopornographiques.  Tous les mois, des ordonnances pénales similaires sont prononcées dans les cantons romands. Autre exemple : celui de Karim*, condamné fin janvier, à Genève encore, pour avoir frappé sur le dos son fils de 6 ans. Karim est éducateur de métier. «Bien sûr, estime Alessandro Brenci, le huis clos du bureau du procureur est rassurant pour certaines affaires de mœurs. Néanmoins, le caractère public de la justice a aussi un but éducatif!»

«Justice pénale soustraite au contrôle du public»

Alain Macaluso, avocat à Genève et professeur de procédure pénale à l’Université de Lausanne, veut relativiser l’augmentation des ordonnances pénales, qu’il estime limitée. Selon lui, «la plupart d’entre elles sont des outils parfaitement adaptés pour traiter des cas bagatelle comme les infractions à la loi sur la circulation routière». La Suisse n’est d’ailleurs pas le seul pays qui cherche à limiter le nombre de procès : «aux Etats-Unis, moins de 6% des cas se terminent devant un tribunal, tout le reste se règle sans véritable procès, notamment par des accords entre le procureur et le prévenu», explique-t-il.

«Cela dit, il arrive que les ordonnances pénales soient utilisées pour des affaires d’intérêt public», ajoute-t-il. Alain Macaluso pense notamment aux affaires économiques, de corruption ou de blanchiment d’argent. Le 1er mai dernier, le Ministère public de la Confédération, à Berne, publiait ainsi une ordonnance qui déclarait le groupe belge DEME coupable de corruption et le condamnait à verser 37 millions de francs à la Confédération. Des faits d’une telle gravité, ainsi que les montants en jeu justifiaient l’intervention d’un juge et un procès public.

En 2014, le juge fédéral Niklaus Oberholzer s’alarmait dans Le Matin Dimanche de cette «grave régression de la justice». Or, depuis, les ordonnances pénales sont toujours plus nombreuses. Grégoire Mangeat, bâtonnier de l'Ordre des avocats de Genève et spécialiste de droit pénal économique, estime que leur augmentation «rend compte d'un développement inquiétant de la justice pénale de cabinet, rendue à l'abri des regards, soustraite au contrôle du public.»

Au sein de la Conférence suisse des autorités de poursuite pénale, un groupe de travail propose d’étendre le pouvoir de sanction des procureurs jusqu’à une peine privative de liberté d’une année, contre six mois actuellement. A Fribourg, Nicolas Quéloz prépare déjà le combat contre cette mesure.

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