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Culture

Culture / L’art brut hors cadre

Yves Tenret

19 janvier 2021

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Sarah Lombardi, actuelle directrice de la Collection de l’Art Brut de Lausanne, a demandé à Michel Thévoz, ancien directeur de ladite institution, d’assurer une exposition temporaire, «L’Art Brut s’encadre», qui réunit les œuvres de 46 artistes. L’ancien professeur d’université, indiscutable expert de la chose, en a profité pour développer dans un excellent petit livre quelques intuitions des plus les fécondes sur les caractéristiques essentielles de ce genre qu’il côtoie et analyse depuis bientôt 50 ans.



Dans son Pathologie des cadres, Michel Thévoz parle du cadre au sens propre, celui en bois qui entoure la composition, mais aussi du cadre au sens figuré, entendu comme l’ensemble des conventions qui régissent le représentation des œuvres. Pour lui, ce cadre-là est triplement coercitif en ce qu’il découpe ce qui doit être vu, qu’il détermine impérativement la place du spectateur et, surtout, qu’il sacralise l’œuvre en la séparant de son environnement.  

Le cadre est relativement récent, il n'a que quelques siècles. Pendant très longtemps, les images étaient faites sur les parois des palais, sur les murs des cathédrales. Le cadre a d’abord été très ornementé, rappelant ce support architectural dont l’image avait été extraite, pour ensuite se simplifier et devenir ce qu’il est aujourd’hui.

Le cadre, son extension infinie et/ou son absence radicale, dans l’Art brut

Cette notion de limite, ou de cadre, vole en éclats chez la plupart des auteurs d’art brut, par un traitement singulier et déconcertant qui ne peut que nous amener à nous poser à nous-mêmes la question de nos propres limites, celles que nous acceptons, celles que l’on nous impose, celles que nous ignorons, affirme Michel Thévoz.

Dans l’art brut, chacun des auteurs inventent sa propre conception du cadre et nous apprend que celui-ci n’est pas simplement un dispositif physique, qu'il est aussi et surtout une limite existentielle, une nécessité vitale, une manière de survivre, d’affronter une réalité hostile, une manière de se reconstruire.

Deux mondes qui s’opposent

Nous avons donc d’un côté l’embrigadement, l’enrégimentement, l’école, l’armée, l’usine, les bureaux, la société, les normes, la mise au pas, la mise au format, et de l’autre la folie, le handicap, l’errance, l’infini de possibles, des images dans des ovales, des images dans des images, des dessins réalisées au sol, sur des pierres, dans la neige, sur des troncs d’arbre ou sur les murs et le plafond d'une cellule, une absence ou une  infinité de cadres, un encadrement obsessionnel, des feuilles cousues entre elles, des dessins en boule, de la broderie, du texte, du bien fait, du mal fait, du pas fait, de l’irrépressible, beaucoup de texte, de la lettre capitale, des superpositions, des labyrinthes, des dictées médiumniques, des bords déchirés et même déchiquetés, comme le sont les vie de tant et tant des auteurs de l'art brut.

Chez ses artistes compulsifs, il y a ceux qui figurent à la périphérie une bordure qui anticipe le cadre, ceux qui butent contre une limite qui paraît les surprendre, ceux qui sur réagissent avec jubilation, ceux qui renchérissent parodiquement, ceux qui renversent le rapport de subordination du cadre à l'image, ceux qui laissent tout tomber sauf le cadre, qui font du cadre lui-même le sujet de la représentation, beaucoup de cadres gigognes, des cadres à l’intérieur des cadres, toutes les conceptions possibles, sauf une: la prescriptive, la conformiste.

Les artistes représentés

Parmi les nombreux artistes dont Michel Thévoz décrit la production, deux peuvent être considérés comme  étant parmi les plus archétypiques du genre, deux folies en symétrie inversée: Aloïse et Wölfli. Elle, très forte personnalité, grande amoureuse, grande chanteuse, grande passionaria antimilitariste qui a été enfermée abusivement et qui, après des années de réactions agressives, a fini par trouver la ressource du dessin et par nous offrir un opéra grandiose d’une infinité d’images cousues entre elles.

Quant à Wölfli, enfant, à Berne, dans les années 1870, affligé d’un père alcoolique et d’une mère prostituée, orphelin à 6 ans, placé dans des fermes, n’ayant pas pu aller à l’école, battu, exploité, violé, lui, au contraire d’Aloïse, c’est d’un cadre dont il a besoin, et ce cadre, dans ses grands dessins, il le répète, il le répète par extension et sa cellule, ses murs y passent aussi, il ornemente son armoire, des paravents, le plafond, le sol, la chaise, la table, tout ce qu’il peut, et toujours de cadres.

Le cadre du message et le message du cadre

Notre cher professeur, lui, le plus urbain, le plus distingué et policé d’entre nous, à la fois lutin libertaire déchaîné et doux rêveur patenté, a un message à nous transmettre: il ne doit pas y avoir de frontière entre la vie et l’art, les deux doivent être en synergie et toute autre position sur la question génère des inégalités qui doivent être dénoncées. Avec force!


Michel Thévoz, «Pathologie du cadre», préface de Sarah Lombardi, Les Éditions de Minuit, 2020, 160 pages

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