Actuel / Retour de flammes nationaliste au Monténégro
Les élections législatives du 30 août ont vu s’imposer au Parlement une coalition d’opposition à l'autoritaire président Milo Đukanović, pro-européen affirmé, au pouvoir depuis 30 ans. Sur fond de difficultés économiques et de controverse religieuse, les tensions inter ethniques menacent de se réveiller.
A trois heures de vol de Zurich, dans le sud des Balkans, le Monténégro: un petit pays montagneux de 600’000 habitants, produit de l’éclatement de la Yougoslavie et séparé de son voisin serbe depuis 2006. Si la capitale, Podgorica, est peu fréquentée des touristes en dépit de son offre culturelle, le littoral monténégrin connait depuis le début des années 2000 un afflux de visiteurs. La baie de Kotor et les villages de la côte adriatique, ont attiré, pour la beauté des paysages et la modicité des prix, de nombreux Européens.
La vie politique, en revanche, est restée hors des radars médiatiques, même en cette fin d’été, alors qu’un petit séisme électoral secoue la société monténégrine.
L'Europe a consenti à prêter attention à la Biélorussie et à son «dernier dictateur d’Europe», mais nous ignorons, activement ou passivement, le président du Monténégro, dernier homme politique issu des structures de l’ex-Yougoslavie et autocrate confirmé, Milo Đukanović.
En politique depuis 1991, Đukanović, né en 1962 à Nikšić, au Monténégro alors partie de la Yougoslavie, a été Premier ministre à quatre reprises et a entamé en 2018, avec 53,9% des voix, son deuxième mandat de Président, après avoir dirigé le pays de 1998 à 2002. Accusé de corruption, de manipulations électorales, de collusion avec la mafia italienne pour trafic de cigarettes, et sous le feu des critiques européennes pour son absence totale de respect de la liberté de la presse, le «Seigneur du Monténégro», comme l’appellent ses opposants (il figure dans la liste des vingt hommes politiques les plus riches de notre temps), a entre les mains depuis vingt ans, grâce à son parti DPS (Parti démocratique socialiste), tous les leviers du pouvoir. Pour le rôle de «dernier dictateur d'Europe», le Président biélorusse a donc de la concurrence.
Echec au roi
La carrière politique de l'homme qui nous intéresse épouse l’histoire tumultueuse et violente de la région. Protégé de Slobodan Milošević, Milo Đukanović grimpe rapidement, dès 1989, les échelons de la Ligue des communistes yougoslaves. Pendant la guerre de Bosnie (1992-1995), il prend une part active aux violences perpétrées contre les civils bosniaques: sous son autorité — il est alors Premier ministre — des dizaines de réfugiés bosniaques sont rassemblés au Monténégro, puis livrés aux forces armées serbes de Bosnie. A ce jour, cet épisode n’a pas été porté devant la justice du TPIY, les corps des victimes présumées n’ont pas été retrouvés.
Lors du siège de Dubrovnik, (guerre de Croatie), Đukanović, en bon orateur, affiche sa détestation à la fois de ses voisins et du jeu d’échecs, pourtant sport national de son pays, dont le damier lui rappelle celui qui figure sur le drapeau croate...
En 1998, il se détourne opportunément du nationalisme serbe et de son ancien mentor, accusé de crimes de guerre.
Interlocuteur privilégié de l’occident après le bombardement de l’OTAN sur Belgrade (1999), Đukanović engage une politique de privatisations qui attire les investisseurs étrangers. Au gré du vent de l’opinion publique, il sera tantôt garant de l’union du Monténégro à la Serbie (jusqu’en 2006), puis prendra la figure du «père de l’indépendance».
Alors que l’opposition gronde, il reconnait l’indépendance du Kosovo en 2010, engage le Monténégro dans une procédure d’adhésion à l’Union européenne puis adhère à l’OTAN en 2016. Il fait même du zèle: de facto, la monnaie du Monténégro est l’euro depuis 2002, alors même que le pays n’est pas membre de l’UE, et donc exclu de la zone euro.
Aux élections législatives d’août dernier, le parti présidentiel DPS est arrivé légèrement en tête, sans obtenir de majorité. Une première. Les Monténégrins auraient ainsi amorcé le déboulonnage de leur président (désormais) pro-européen, qui pose régulièrement en défenseur des Balkans «démocratiques», contre le nationalisme serbe.
Y aurait-il de «bons» autocrates? Notre grille de lecture vacille.
Coalition précaire
Une coalition hétéroclite s’est formée contre le DPS, avec pour mot d’ordre d’en finir avec le «vieux monde» corrompu. Ensemble, ces partis d'opposition détiennent désormais la majorité parlementaire.
Le parti ZBCG («Pour l’avenir du Monténégro»), dirigé par Zdravko Krivokapić, professeur d'université, principal soutien de l’Eglise orthodoxe serbe, rassemble des partis radicaux d’extrême droite et d’anciens communistes. Il a remporté 27 sièges (sur les 81 que compte le Parlement) et est arrivé deuxième aux élections du 30 août. Pour renverser la majorité présidentielle, il s’est allié à deux autres formations, «La Paix est notre nation», d’orientation pro-européenne et modérée, et celle de Dritan Abazović, d’origine albanaise, libéral et anti corruption. C'est lui qui détient la plus faible part de la coalition, et sur lui repose la majorité parlementaire des opposants à Đukanović.
Par ses origines et son engagement aux côtés de ZBCG, Abazović est particulièrement scruté par la communauté albanaise et bosniaque. Il tente de jouer l'apaisement. Une récente intervention télévisée, durant laquelle il a minimisé le rôle de l'Eglise orthodoxe serbe dans les guerres d'ex-Yougoslavie, a provoqué un tollé en Bosnie-Herzégovine voisine. «Il n'est pas possible de traiter toute une partie de nos concitoyens de Tchetniks», ajoute-t-il. Interrogé sur ce point par le quotidien de Sarajevo Oslobodenje, Abazović a maintenu sa position: «Je ne sais pas si mes partenaires politiques ont pris leurs distances avec la politique des années 1990. Je suis désolé s'ils ne l'ont pas fait.» Un appel au calme qui n'a pas convaincu les Bosniaques.
Dritan Abazović, leader de la formation URA, libérale et anti corruption, appelle à se tourner vers le futur. © DR
Cette coalition disparate est parvenue à un accord au début du mois de septembre, sur des bases plutôt engageantes: poursuite de la procédure d’adhésion à l’UE, pas de retrait de l’OTAN ni de retour sur la reconnaissance du Kosovo, pas de modification de l’hymne national ou des armoiries du pays, et accessoirement, lutte active contre la corruption.
Sinisa Vukovic (directrice associée du Conflict Management Program à la Johns Hopkins University) a épluché le profil des meneurs de la coalition. Certains ont purgé des peines de prison suite à la tentative de coup d’Etat anti OTAN en octobre 2016. La chercheuse pointe aussi l’influence de bots et de trolls serbes et russes dans la manipulation de l’information sur les réseaux sociaux.
Aurait-on affaire à une offensive pro-serbe (et russe) contre l’élargissement européen dans les Balkans? Les méchants contre les gentils? Pas si simple.
Zdravko Krivokapić, pressenti au poste de Premier ministre, dirige la formation arrivée deuxième aux élections législatives. © ZBCG
Retour de flammes nationaliste
La clé de la situation, comme (très) souvent dans les Balkans, repose sur la question ethnique et religieuse. Le Monténégro, au recensement de 2011, comptait 45% de Monténégrins, 29% de Serbes, 8% de Bosniaques et 5% d’Albanais. Les trois quarts des Monténégrins se déclarent de confession orthodoxe, toutes Eglises confondues, et 20% sont de religion musulmane.
Pour comprendre comment une élection législative en 2020 a ravivé les fantômes trentenaires des guerres d’ex-Yougoslavie, il faut revenir à décembre 2019 et à la provocation de Đukanović à l’encontre de l’Eglise orthodoxe serbe du Monténégro: une «loi sur la liberté religieuse» qui permet à l’Etat de confisquer les biens, terrains, églises et monastères qui ne seraient pas en mesure de produire leurs titres de propriété. Pour ses détracteurs, cette mesure, dite nationaliste, vise en priorité l’Eglise orthodoxe serbe du Monténégro et favorise l’Eglise orthodoxe monténégrine. Depuis le vote de cette loi, les fidèles et soutiens à la première manifestent sans discontinuer.
Selon les analystes et spécialistes de la région, le DPS utilise régulièrement le levier du nationalisme pour gagner ou retrouver en popularité et galvaniser l’électorat. «Une erreur de calcul majeure», relève le journal Nezavisne Novine, de République Serbe de Bosnie.
Pour avoir soufflé sur les braises des tensions inter ethniques, Đukanović a reçu un retour de flammes. Et les braises des années 1990 sont toujours brûlantes.
Pour la première fois de l'histoire, le chef de l'Eglise orthodoxe serbe du Monténégro, le métropolite Amfilohije, avait appelé la population à se mobiliser, dans les urnes, contre le gouvernement Đukanović. La participation a atteint des records: 75% des inscrits se sont déplacés.
Les résultats définitifs ont été proclamés officiellement le 14 septembre et ont provoqué des flambées de violence.
Sans préciser d’où venait l’étincelle, la presse américaine s’est fait l’écho de protestations. Certains partis membres de la coalition avaient célébré leur victoire en faisant flotter sur la ville des drapeaux serbes. En réaction, des rassemblements ont eu lieu à Podgorica: «Ici ce n’est pas la Serbie», «Nous n’abandonnerons pas le Montenegro» disaient les manifestants.
Des violences ont également ciblé la communauté bosniaque — musulmane — au lendemain des élections: «à Pljevlja, plusieurs magasins appartenant à des Bosniaques ont été vandalisés». (...) Un magasin a été étiqueté avec «Srebrenica1» et le symbole nationaliste serbe des quatre C», relate Ana Jovanovic dans un article publié par le think tank EuroCreative.
Pljevlja (Monténégro), le 3 septembre dernier. © DR
Dans l'espace commentaires en ligne du quotidien serbe Danas, les lecteurs, prolixes, rappellent que la Serbie et le Monténégro ont une histoire commune, et que nombre de Monténégrins souhaiteraient acquérir la double nationalité, chose que le Président Đukanović a prohibée. «Revenir sur la reconnaissance du Kosovo» serait pourtant un préalable à une réconciliation complète, ajoute un autre abonné à Danas.
Vu de plus loin, pour le Corriere della Sera, Francesco Battistini résume: «En raison de sa situation stratégique2, un rôle majeur échoit à ce petit bout des Balkans dans le jeu des équilibres géopolitiques. (...) Les Monténégrins prient comme les Serbes et écrivent comme les Russes: raisonneront-ils comme des alliés de l'OTAN et comme des Européens?»
Le leader de l'opposition, Zdravko Krivokapić, pressenti au poste de Premier ministre, a promis d'abroger au plus vite la loi controversée sur la liberté religieuse. Il a cependant martelé que «ni Belgrade, ni Moscou, ni l'Eglise orthodoxe serbe» n'étaient ses mentors.
Et l’Europe, dans tout ça?
Tout comme les autres pays des Balkans occidentaux ainsi que les candidats potentiels à l’entrée dans l’Union, le Monténégro est lié à l’UE par un certain nombre de traités et s’associe aux déclarations officielles du Conseil européen. Cela vaut aussi pour les sanctions prises contre la Russie en 2014 à la suite de l’annexion de la Crimée.
Sur le portail web libéral Ukraïnska Pravda, Natalja Ischtschenko pointe les contradictions inévitables qui se feront jour dans la politique menée par la nouvelle coalition majoritaire. «Les vainqueurs affirment continuer d’aspirer à l’intégration européenne. Sauf que parmi eux se trouvent aussi des militants pro-serbes radicaux, ayant promis de revenir et sur l’adhésion à l’OTAN et sur la reconnaissance du Kosovo.» Pas de quoi s’attendre dans l’immédiat à un coup d’éclat, mais il est envisageable que le Monténégro suive une politique plus bienveillante envers la Russie.
Les relations entre Union européenne et Monténégro risquent donc, globalement, de souffrir d’une crise de confiance. Ce qui sera dommageable pour ce dernier, et pour la population en dernier ressort. L’UE est le premier partenaire commercial de la zone et, à hauteur de 62% de tous les investissements étrangers, le premier investisseur au Monténégro. Au titre du partenariat et de la procédure d’adhésion entamée par plusieurs Etats de la région, l’UE a injecté 3,3 milliards d’euros pour la lutte contre le coronavirus dans les Balkans occidentaux.
On soulignera, cependant, que l’UE est restée officiellement silencieuse aux événements de Pljevlja, et aux résultats du scrutin du 30 août. Dritan Abazović, lors d'une intervention live sur Facebook avec des médias de Sarajevo, a rappelé que s'était jouée avant tout la défaite d'un homme d'Etat autoritaire, accusé de divers crimes et délits, et a appuyé: «Notre futur gouvernement cherchera le soutien de la communauté internationale, nous ne l'avons pas reçu pour le moment, c'est ce qui nous inquiète le plus.»
Et demain?
L’avenir politique du Monténégro repose désormais sur des bases fragiles. La nouvelle coalition, à l’unité précaire, devra faire face aux défis économiques découlant de la crise du coronavirus (15% du PIB du pays provient du tourisme, secteur aujourd’hui dévasté: on estime à 80% la baisse du nombre de visiteurs par rapport à 2019), apaiser les tensions entre les minorités et résister à l’opposion de Đukanović et du DPS, qui ne semblent pas prêts à s’incliner si facilement.
De facto, ce dernier reste président, pendant encore deux ans, et même si toutes les figures de l'opposition excluent de former un gouvernement de cohabitation, sa perte de contrôle du Parlement pourrait, selon les mots cyniques de Jozef Pandur, ancien ambassadeur hongrois en Serbie cité par l'hebdomadaire hongrois HVG, «s’arranger». «J'ai du mal à m'imaginer que dans une région où la vénalité des députés est monnaie courante et où il n'est pas rare que tel ou tel politique périsse malencontreusement dans un 'accident', Djukanović ne réussisse pas à convaincre un ou deux députés de rejoindre son camp.» C'est dire combien la sinistre réputation de Đukanović passe les frontières...
Deux scénarios peuvent dès lors s’envisager.
L'émergence d’un modèle politique hybride reposant sur une coalition a priori disparate mais où les nationalistes, ayant voix au chapitre parlementaire, perdent de leur force d’agitation dans la société, et où l'équilibre entre les minorités est possible.
La cohabitation forcée, l’enfermement dans des débats sans fin, sans qu’aucune décision ne soit prise ni menée à terme, et le fractionnement de la société, avec le risque, comme on l’a vu à Pljevlja, du retour et de l’accentuation des tensions inter ethniques.
Souhaitons que le confort de la paix ne nous fasse pas oublier que la charge explosive des Balkans n’a que très peu diminué.
VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET
1 Commentaire
@XG 27.09.2020 | 07h05
«Merci pour cet excellent article. Effectivement, les dernières élections ont été occultées par les médias, pourquoi, on se demande bien. Il est certainement politiquement plus intéressant de nous bassiner à l’infini avec Hong Kong ou Navalny.»