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Actuel / La rue bélarusse ne désarme pas

Marie Céhère

17 août 2020

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Une semaine après l’élection présidentielle, le mouvement de contestation contre le président réélu pour la sixième fois Alexandre Loukachenko ne faiblit pas. Retour sur une semaine de fortes tensions.



Ce dimanche, ils étaient 50’000 dans les rues de Minsk, la capitale de la Biélorussie, et des milliers dans les villes moyennes de Brest, Grodno, Vitebsk, à réclamer le départ du Président, au pouvoir depuis 1994, et la tenue de nouvelles élections libres. Une mobilisation historique qui signe peut-être le crépuscule du règne d’Alexandre Loukachenko, 65 ans, auréolé du titre tristement glorieux de «dernier dictateur d’Europe». 

Ancienne république socialiste soviétique, devenue indépendante en août 1991, le pays peuplé de 9,5 millions d’habitants et grand comme cinq fois la Suisse n’a pas connu de grand bouleversement après la chute de l’URSS. Pauvre en ressources naturelles et couvert de forêts, le Bélarus a conservé les structures économiques héritées de la période soviétique: un tissu industriel dense, une économie contrôlée par l’Etat, et un taux de chômage frôlant le zéro. 

Et n’a jamais rompu ses liens avec la Russie. Depuis 1997, la Biélorussie et la Russie sont embourbées dans des négociations pour constituer une alliance politique, judiciaire et fiscale, «l’Etat de l’union». Dmitri Medvedev, alors Président de la Russie, avait cru pouvoir mettre un point final aux tractations en 2018, mais Alexandre Loukachenko louvoie. Il se pose en garant de la souveraineté bélarusse auprès de son peuple, mais surtout, joue un double-jeu, ménageant tant Bruxelles que Moscou au gré des conjonctures économiques et géopolitiques.

Jusqu’à cette année, le système Loukachenko tenait à peu près debout. Autoritaire, oui, mais relativement prospère: les Biélorusses s’accommodaient pour la plupart de ce régime politique. 

C’est la crise du coronavirus qui a fait basculer l’opinion contre le dirigeant autocrate. Alors que l’économie tournait au ralenti depuis quelques mois, provoquant un malaise social diffus mais pas de nature à faire éclater les structures du pouvoir, le déclenchement de la pandémie a mis crûment en lumière aux yeux des Biélorusses les manquements de leur Président. Sourd aux recommandations de l’OMS, Loukachenko a préconisé comme traitement contre le virus une bonne rasade de vodka et un peu de hockey sur glace, sport qu’il pratique lui-même et dont il est un grand amateur. 

Les Biélorusses, et en particulier les personnes âgées, socle électoral de Loukachenko, se sont sentis trahis, et vulnérables.

La réalité de la pandémie dans le pays est difficile à déterminer. Le système de santé est public mais vétuste et mal administré, les circuits d’informations, opaques, et les médias muselés ne permettent pas de l’estimer. C’est avant tout la valeur symbolique de la légèreté du président qui a précipité la population dans la rue, derrière Svetlana Tsikhanovskaïa.

Professeure de langue, traductrice, épouse d’un opposant politique, le blogueur et vidéaste Siarhei Tsikhanouski détenu en Biélorussie depuis la fin mai 2020, elle a réussi à fédérer autour d’elle deux autres partis d’opposition. Dès l’annonce de sa candidature à l’élection présidentielle, sa popularité a gagné la rue. Sa campagne a reposé sur la dénonciation des violations des droits de l’homme, en particulier dans le cas des prisonniers politiques (elle s’est entourée d’autres épouses de détenus), et sur la critique de la gestion de la crise du coronavirus.

La candidate d'opposition Svetlana Tsikhanovskaïa, 37 ans, lors de la campagne électorale © Serge Serebro, Vitebsk Popular News

Le scrutin s’est tenu le 9 août, en l’absence d’observateurs extérieurs, avec une forte participation, 84%. Sans surprise, Loukachenko a fait usage de vieilles méthodes de fraude électorale et de bourrage des urnes. Les Biélorusses, grands utilisateurs des réseaux sociaux, ont montré des images cocasses: ici, un observateur d’un bureau local monté sur un tabouret, scrutant le déroulement du vote avec une paire de jumelles. Là, un assesseur quittant un autre bureau par une échelle devant une fenêtre, avec sur l’épaule un sac plein de bulletins au nom de Svetlana Tsikhanovskaïa. 

Dès les premiers sondages sortis des urnes, les Biélorusses sont descendus dans la rue pour dénoncer la tricherie et réclamer le re comptage des bulletins. Le président sortant était donné gagnant avec plus de 80% des voix, l’opposante, troisième, n’aurait récolté que 10% des suffrages.  

Aussitôt, la périphérie de Minsk s’est trouvée bloquée par des véhicules militaires. Internet a été coupé. Déjà malmenés pendant la campagne, des journalistes étrangers ont rapporté avoir été arrêtés, frappés par les forces de police. Des violences ont éclaté dès le soir du 9 août et sont allées s’amplifiant.

Le Monde a traduit et publié le témoignage de Nikita Telyzhenko, journaliste russe arrêté le 10 août en marge d’une manifestation dans la capitale. Un témoin parmi des dizaines d’autres de la brutalité des «OMON», les forces spéciales antiémeutes, qui collaborent avec la police et une section spéciale du service de renseignement intérieur, toujours baptisé KGB. Son téléphone confisqué, Nikita Telyzhenko a été emmené dans un fourgon de police aux côtés d’autres civils, dont un homme de 62 ans qui demandait, en vain, le secours d’un médecin après avoir été molesté. Seize heures durant, le journaliste, comme des centaines d’autres personnes arrêtées au hasard des rues, a été violemment frappé et humilié. «Une fois au poste, raconte-t-il, on nous a d’abord emmenés dans une pièce au quatrième étage. Les gens y étaient allongés sur le sol comme un tapis vivant, et nous devions marcher dessus.» 

Des vidéos montrant des scènes similaires circulent sur les médias sociaux, envoyées aux rares moments où la connexion internet fonctionne. Un groupe de jeunes gens, les mains attachées dans le dos, sont forcés, peut-être sous la menace d’une arme, de jurer face à une caméra qu’ils ne participeront plus aux manifestations. D’autres montrent les stigmates de leur arrestation: hématomes, fractures, nez et lèvres en sang...  Le 10 août, un jeune homme du nom d’Aliaksandr Taraikouski est mort à Minsk après avoir reçu une balle tirée par la police antiémeutes. 

Pourtant, depuis une semaine, la rue ne faiblit pas. Selon Franak Viačorka, observateur biélorusse, plusieurs artistes, personnalités du milieu culturel et ambassadeurs étrangers se joignent aux cortèges. Les manifestants affirment qu’ils ne cesseront pas tant que Loukachenko, surnommé «Sasha 3%» en référence à sa cote de popularité supposée, ou encore «le cafard», ne cédera pas le pouvoir. Les images de violences alternent avec celles, pacifiques et joyeuses, des marches organisées quotidiennement dans tout le pays: des couronnes de fleurs, des chants, des slogans pour la démocratie («Le sexe, c’est pas mal, mais essayez donc les élections libres»). 

Une grève générale a été proclamée dans l’industrie et la construction automobile, un moyen de pression pour les partisans de Svetlana Tsikhanovskaïa, tant l’économie du pays dépend du secteur secondaire. 

Au micro de France Culture ce dimanche, Céline Bayou, chargée de cours à l’INALCO et rédactrice en chef de la revue Regards sur l’Est, a décrit le président comme «très nerveux» et «fragile».

Un peu plus tôt, Loukachenko avait fait usage de «l’argument massue» pour demander l’aide de son voisin russe: des «forces destructrices» venues de l’extérieur1 seraient à l’œuvre dans les rues, des hommes et des femmes venus de Pologne, des Pays-Bas, d’Ukraine ou envoyés par l’opposant russe Alexei Navalny, pour déstabiliser l’Etat biélorusse. «Nous avons enregistré des appels depuis l’étranger, a-t-il affirmé. Depuis la Pologne, la Grande-Bretagne, et la République tchèque, il y avait des appels pour téléguider, excusez l’expression, nos moutons». 

Vladimir Poutine avait été le deuxième chef d’Etat, après Xi Jinping, à féliciter Loukachenko pour sa réélection. Les deux hommes entretiennent des relations tendues mais ont des intérêts convergents. Pour Poutine, la Biélorussie est une «zone tampon» qui le «protège» de l'aire d’influence de l’OTAN, en Europe de l’ouest et du nord. «Si la Biélorussie s’effondre, a argué son président, c’est la fin de l’espace post-soviétique». La corde sensible pour Vladimir Poutine, qui a déclaré dans un communiqué du 16 août avoir eu une conversation téléphonique avec son homologue et lui avoir proposé l’aide militaire de l’OTSC, l’Organisation du traité de sécurité collective2, «en cas de nécessité», compte tenu «notamment de la pression extérieure exercée sur la république», rapporte le média proche du Kremlin Russia Today

L’opposition a fait, de son côté, appel à l’aide de l’Union européenne dès les premiers cas avérés de fraude électorale. Après avoir été retenue plusieurs heures dans les bureaux de la Commission électorale, Svetlana Tsikhanovskaïa a enregistré une vidéo qui semble filmée sous la contrainte, dans laquelle elle enjoignait ses partisans à reconnaître sa défaite. Elle est, depuis le 11 août, réfugiée en Lituanie où se trouvaient déjà ses enfants.

L’Union européenne, réunie en conseil extraordinaire vendredi 14 août, a déclaré ne pas reconnaître le résultat de l’élection. L’Europe a aussi décidé des sanctions contre la Biélorussie, mais reste prudente. Seules les élites du régime seront concernées par un gel des avoirs et une interdiction de voyager dans l’espace de l’UE. 

La Pologne et la Lituanie ont eu, dès le début de la crise, une réaction plus active. Les frontières de ces deux Etats sont désormais ouvertes aux citoyens biélorusses souhaitant fuir le régime, et des facilités d’accès au marché du travail leur seront accordées. Les deux Etats ont également proposé d’organiser une médiation, offre balayée par Loukachenko. 

La crise démocratique prend une inévitable tournure géopolitique.

Spécialiste de la Russie post-soviétique et professeure à l’université de Paris-Nanterre, Anna Colin Lébédev analyse et commente les événements en direct sur son compte Twitter. Elle souligne qu’il ne faut pas céder trop vite à la tentation de comparer la situation biélorusse avec les fractures de l’Ukraine (pro-Russes contre pro-Européens) au moment de l’Euromaïdan en 2014. Des discours des opposants n’émerge aucune autre revendication que celle du départ de Loukachenko. De fait, une communauté de valeurs (démocratie, tenue d’élections libres, exercice non violent du pouvoir et liberté d’expression) réunit les partisans de Svetlana Tsikhanovskaïa et l’Union européenne. Mais les Biélorusses sont conscients qu’une aspiration à l’intégration européenne est pour le moment irréaliste, et ne nourrissent pas non plus d’hostilité envers leurs voisins russes. 

Nous avons affaire à un peuple uni, poursuit Anna Colin Lébédev, derrière la volonté de changement politique. Les oppositions traditionnelles entre citadins et ruraux, entre classes aisées et classes populaires, entre générations, sont pour le moment effacées. C’est ce qui fait le caractère historique et unique du mouvement biélorusse.

Que peut-on alors espérer comme scénario de sortie de crise? 

Milan Czerny, étudiant à l’université d’Oxford et spécialiste de la politique étrangère russe et bélarusse, a analysé pour le Courrier d’Europe centrale l’hypothèse d’un ralliement aux manifestants des forces de sécurité — car c’est souvent ainsi que les régimes s’effondrent. Selon lui, les défections de certains policiers ou membres des forces spéciales, mises en avant sur les médias sociaux, sont à prendre avec précaution. La Biélorussie a une forte culture militaire, et les violences répressives sont déjà allées «trop loin» pour espérer une fraternisation avec les manifestants. En 2012 déjà, un sondage national révélait que seuls 34% des citoyens avaient confiance dans la police.

Tout le régime repose maintenant sur les forces de sécurité, estimées à environ 12’000 hommes. Il faudrait, pour entraîner l’armée et la police dans les rangs des manifestations, des défections de hauts gradés, ce qui n’est pas le cas. 

Quoi qu’envisage l’entourage de Loukachenko pour le convaincre de se résoudre au dialogue, comme l’imagine l’ancien ministre de la Culture et ancien diplomate Pavel Latouchko, démissionnaire, interrogé par Benoit Vitkine dans Le Monde, la pression de la rue ne semble pas pouvoir retomber, tant que de nouvelles élections ne seront pas organisées. Le régime actuel ne survivrait assurément pas à un scrutin organisé dans les règles, et s’y refuse catégoriquement. 

Les perspectives s’assombrissent. Un nouveau conflit armé, après le Donbass, peut éclater sur le continent européen. Il est permis d’espérer une réaction proportionnée et uniforme de l’Union européenne. 

En ce dimanche soir, on imagine mal comment revenir en arrière.


1Quelques jours avant l'élection, Alexandre Loukachenko avait expulsé à grand bruit des mercenaires russes, qu'il avait accusés devant les médias de manœuvrer pour manipuler le scrutin. Il semble depuis avoir changé d'avis. 

2Organisation politico-militaire créée en 2002 et regroupant la Russie, la Biélorussie, l'Arménie, le Tadjikistan, le Kazakhstan et le Kirghizistan. 

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