Chronique / Faites comme je dis mais pas comme je fais
La plume qui caresse ou qui pique sans tabou, c’est celle d’Isabelle Falconnier, qui s’intéresse à tout ce qui vous intéresse. La vie, l’amour, la mort, les people, le menu de ce soir.
Ce pauvre Neil Ferguson, éminent épidémiologiste de 52 ans et conseiller scientifique du gouvernement anglais, a donc démissionné de toutes ses fonctions publiques pour avoir invité à deux reprises son amoureuse à passer la soirée chez lui alors que son pays, sur ses propres recommandations, était en confinement strict. Cette illustration parfaite de l’ironique adage Faites comme je dis, mais pas comme je fais semble en effet le clouer au pilori de la grande méchante hypocrisie.
Mais si on avait demandé par sondage au public du monde entier s’il devait démissionner ou pas, je suis persuadée que ce même public lui aurait donné l’absolution. Voyez-vous, le cœur a ses raisons, et nous aimons que les lois du désir et de l’amour soient plus fortes que les autres.
Et surtout, nous savons tous pertinemment que nous avons le même problème que Neil: passer de la théorie à la pratique.
Nous savions très bien ce qu’il fallait faire pour ne pas prendre les 2,5 kilos de moyenne dont nous nous sommes arrondis, comme les Français assurément, durant cette période de travail semi-confiné à la maison - on ne l’a pas fait. Nous savons tous ce qu’il faut faire pour vivre longtemps et en bonne santé – qui le fait réellement? Vous connaissez tous un médecin qui fume ou un cordonnier mal chaussé. Nous faisons à l’infini des listes des bonnes résolutions que nous ne tenons pas, de projets qui ne se réalisent jamais, d’occupations intéressantes et enrichissantes de notre temps, sans pour autant agir en conséquence.
Souvenez-vous de Jean-Jacques Rousseau qui, coupable d’abandon envers ses enfants, écrit pourtant l’Emile, un traité d’éducation ultra-pédagogique. Ou de Simone de Beauvoir qui, au moment où elle rédige le féministe Deuxième Sexe, entretient une relation quasi servile avec son amant Nelson Algren, de Foucault qui consacre son dernier séminaire au «courage de la vérité» tout en maintenant le secret sur son sida, de Tariq Ramadan qui prône la fidélité tout en entretenant des relations extraconjugales.
Nous voudrions tant que nos idées, nos intentions et nos actes se répondent. C’est vrai: le monde serait tellement plus simple si les gens incarnaient littéralement les valeurs qu’ils soutiennent, et s’il suffisait de vouloir pour pouvoir. Mais ça ne marche pas comme ça. Les philosophes et psychiatres se cassent les dents sur cette distorsion depuis la nuit des temps. Chez Kant par exemple, le «je dois» (sollen) de son fameux impératif catégorique, inclut un «je peux» (können) mais se heurte au concept de liberté qui fonde toute sa philosophie pratique. Si je dois, c’est que je peux. Mais si je peux, c’est aussi que je peux ne pas.
C’est en fait une excellente nouvelle. La preuve que nous ne sommes pas (encore) des robots mais des humains louvoyant entre une version idéale ou projetée de nous-même et mille autres versions contradictoires et complémentaires de ce même nous-même, qui toutes coexistent, pour le meilleur et le pire, influencées par les affects, les expériences passées, la routine, l’imagination, le bagage moral, l’ego, les blocages, les élans du cœur et les instincts du corps.
Neil n’est pas hypocrite. Neil n’est pas cynique. Pas plus que Jean-Jacques, Simone ou même Tariq. Neil est juste un homme en pleine négociation avec l’une ou l’autre de ses versions. Bienvenue au royaume terrestre. La perfection attendra.
VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET
2 Commentaires
@Lagom 08.05.2020 | 14h14
«Excellent article mais rien ne vous obliga à le polluer avec Simone et l'autre. Une bonne santé psychologique améliore l'immunité et la santé physique. Vous auriez dû glisser une phrase sur la supériorité de l'amour sur les autres considérations.
https://www.lexpress.fr/culture/livre/tete-a-tete-beauvoir-et-sartre-un-pacte-d-amour_821694.html»
@stef 07.06.2020 | 15h43
«Ces temps de pseudo-pudibonderie, puritanisme et hypocrisie m'horripilent au plus haut point »