Chronique / La rentrée littéraire en cours sera ce que vous en ferez…
Phénomène franco-français à ramifications romandes, la rentrée littéraire d’automne, en phase avec la parisienne «saison des prix», fait désormais l’objet de présentations médiatiques à caractère essentiellement publicitaire, où les livres supposés «cartonner» sont souvent élus sans avoir été lus, sur la foi de rumeurs orchestrées. Faut-il en rire ou en sangloter? Et comment s’y retrouver?
La rentrée littéraire est-elle un baudruche pleine de vide, comme l’affirmait crânement notre ami Etienne Barilier il y a quelques années dans une chronique relevant de la belle éthique «à l’ancienne», ou faut-il plutôt en jouer de manière plus cynique à la façon d’un Philippe Sollers qui, à la veille d’une autre rentrée, n’hésitait pas à parler de son propre livre à paraître comme d’un «véritable tsunami éditorial»?
A cette question rapportée au domaine des «plasticiens» à la coule, le défunt Pierre Keller répondait sans hésiter, à propos des étudiants de l’école d’art qu’il avait dirigée à Lausanne, qu’il lui importait de leur apprendre à se vendre avant de se réaliser en tant qu’artistes.
Or, celui qu’on a taxé de «génie» dans nos médias locaux, après l’hommage éploré de nos édiles tous partis confondus à ce présumé «provocateur», représentait à vrai dire la parfaite conformité à l’esprit du temps consistant désormais, précisément, à savoir se vendre dans le seul but de plaire à ceux qui sont supposés consommer les yeux fermés.
Revenant au monde littéraire, on relèvera que le verbe hideux de «cartonner» prolonge l’exercice consistant à se vendre, non plus comme l’effet collatéral qu’a toujours été le succès momentané ou durable d’un livre, mais comme le critère premier d’une appréciation opportuniste soumise au seul règne de la quantité.
Avatars variés d’une mission impossible
Pour l’avoir pratiqué durant une trentaine d’années, je sais que l’exercice consistant à présenter équitablement une rentrée littéraire relève de la mission difficile, devenue quasiment impossible aujourd’hui pour motifs d’abdication critique plus encore que de surnombre.
Si l’on considère, ainsi, la rentrée littéraire romande des années 60-90, c’est pour s’apercevoir que les parutions de nos éditeurs étaient bien plus conséquentes que ce n’est le cas aujourd’hui, quantitativement et qualitativement, et que nos rubriques littéraires étaient bien moins «aux ordres» du parisianisme que ce n’est actuellement le cas. Je me rappelle ainsi telle rentrée où j’annonçais plus de 100 titres en matière de littérature romande, partagés entre les nouvelles parutions de L’Âge d’Homme, de Bertil Galland, des éditions Zoé ou Bernard Campiche, L’Aire, les éditions d’En bas, Noir sur Blanc, Metropolis et j’en passe...
En tant que critique littéraire, JAMAIS, entre 1970 et 1990, je n’ai été sommé de préférer les «gros tirages» annoncés aux ouvrages qui me semblaient dignes (à tort ou à raison) d’être présentés. Collaborateur libre de La Liberté de Fribourg, du Journal de Genève et de la Gazette de Lausanne, chef de la rubrique culturelle du Matin et chargé des pages littéraires de 24 Heures, j’ai connu ce privilège, basé sur la confiance et engageant ma responsabilité personnelle, de pouvoir défendre les livres qui me semblaient les plus intéressants, sans me borner pour autant à mon seul goût subjectif, pas plus qu’au préjugé «élitaire» qui écarterait tout livre à succès.
Dès le début des années 1990, il en alla tout autrement: d’abord sous l’effet du déferlement croissant de la production parisienne, et ensuite par la «starisation» et la «pipolisation» des écrivains.
Celle-ci n’avait rien de foncièrement nouveau, si l’on se rappelle que le jeune Radiguet fut lancé par Grasset comme un savon pour Bébé Cadum, avant que le concept d’ auteur-culte ne cristallise «à l’américaine» avec Fançoise Sagan et ses voitures de course ou Simenon faisant de ses «sorties» des rentrées mondaines avant la lettre où il conviait le Tout-Paris, etc.
Or, cette tendance s’est développée de manière exponentielle ces vingt dernières années dans une société hyperfestive où tout devient «event» culturo-commercial, de festivals en salons du livres et d’une rentrée automnale à son rebond printanier, alors que l’exigence critique s’affaiblissait à proportion inverse de la surproduction, par effet de nivellement, avant qu’un nouvel esprit comparable aux compétitions juvéniles de la Star’Ac transforme peu à peu beaucoup de jeunes poulains et pouliches littéraires, stimulés par autant de «coachs» éditoriaux à l’écoute de leurs services commerciaux, en aspirants fiévreux à la gloriole et aux gros tirages dont un jeune blondin genevois talentueux deviendrait le modèle fantasmatique: être Joël Dicker ou laisser béton…
Comment slalomer entre foutaise et passion
La qualité littéraire et l’engouement du public ne sont pas incompatibles, cela va sans dire, mais l’étiolement de la critique fondée sur une vraie lecture et disposant d’espaces décents pour s’exprimer s’est indéniablement aggravé depuis une vingtaine d’années, en même temps que s’accentuait la pression du commerce et de la publicité, de la mode passagère et de la futilité, sans parler de la concurrence entre les médias soucieux de ne pas louper le «coup» du moment, à l’annonce d’un nouveau Houellebecq ou du dernier Nothomb.
Une comparaison entre les débats d’émissions télévisées comme Apostrophes, de Bernard Pivot, ou La Grande Librairie de François Busnel – très «vendeuses» au demeurant, à en croire les libraires – et la jactance déferlant sur les plateaux de Laurent Ruquier ou Cyril Hanouna, entre autres bateleurs, fait image éloquente il me semble.
Dans la même mouvance clientéliste et consumériste, la présentation des dernières rentrées parisiennes, jusque dans nos journaux, relève de plus en plus du tapage publicitaire à renfort de «coups de cœur», où les superlatifs sont d’autant plus véhéments qu’ils procèdent d’une lecture «en croix» des prières d’insérer et autres «quatrièmes» de couverture. J’te fais rapide un «phone» au service de presse de Galligrasseuil et j’te ficèle un tableau «supercool» des «musts» de la rentrée avec focus sur le scandale d’Yann Moix, etc.
Baudruches que tout cela? C’est ce qu’affirmait Etienne Barilier dans une chronique polémique, il y a quelques années de ça, mais je ne sache pas que l’écrivain se fût jamais offusqué du fait qu’on annonçât ses livres à paraître. Ceci n’excluant pas qu’il eût raison «quelque part»...
Et moi dans tout ça? se demande chaque auteur dans la foulée…
Que faire alors de la baudruche en question? La percer d’une épingle dédaigneuse et faire comme si la parution de 666 nouveaux livres ne rimait à rien? Ou plutôt en jouer à la mariole, comme Philippe Sollers, qui-a-tout-compris, s’y employa une autre année en annonçant un «tsunami éditorial» à la veille de la parution d’un de ses livres?
Le même Sollers qui-a-tout-compris a d’ailleurs, et depuis des années, préfiguré la pratique du «buzz» publicitaire des réseaux sociaux en multipliant, dans ses ouvrages de critique – de haut niveau quand il oublie de parler de lui-même –, les entretiens avec de complaisants complices travaillant à sa seule gloire. Mais alors cessez de vous gêner! Si vous estimez que les critiques ne font plus «le job», à vous de vous y coller!
Je profite donc de cette nonantième chronique sur le «média indocile» pour annoncer la parution de mon prochain livre, un pamphlet s’il vous plaît, ou plus exactement ce que j’appelle un libelle, mêlant coups de fouets et caresses, intitulé Nous sommes tous des zombies sympas et brocardant précisément les multiples aspects du nivellisme contemporain.
Constater sept aspects majeurs de la délirante confusion actuelle, en détailler les aspects les plus inquiétants – non sans relever leur tour souvent tragi-comique –, et marquer autant de contrepoints immunitaires: tels sont les trois «moments» de ce plaidoyer vif pour une pensée plus libre, une littérature et un art dégagés des simulacres et des contrefaçons, une meilleure façon de vivre au milieu de ses semblables.
Contre la massification sociale (Nous sommes tous des Chinois virtuels) et le nivellement culturel (Nous sommes tous des caniches de Jeff Koons et Nous sommes tous des poètes numériques), la soumission à tous les simulacres et la montée en puissance de la meute en rage (Nous sommes tous des rebelles consentants et Nous sommes tous des délateurs éthiques), ce libelle alterne violente colère et douceur créatrice, par delà toute simplification binaire, opposant le chant du monde au poids du monde. Si vous me détestez, recommandez donc à vos ennemis de lire mon livre!
Ma rentrée est faite des livres que je lis tranquillement
Le nouvel ordre médiatico-publicitaire voudrait ces jours que chacune et chacun se jetassent sur le dernier roman «familial» de Yann Moix dont-tout-le-monde parle, la dystopie d’ores et déjà déclarée «culte» de la belle Léonora Miano, les extases de Marie Darrieussecq se penchant sur le migrant sublime, etc. Mais Allah est-il obligé? Et vous donc? Et si l’on sorrait de cette fuite en avant et de cette hystérie collective, en lisant simplement.
Donc je lis, en version numérique, le nouveau roman d’Amélie Nothomb, superstar comme on dit et que j’ai toujours défendue pour son originalité, chapeaux non compris; et Soif est un livre immédiatement étonnant, mais j’en dirai plus quand je l’aurai lu en entier et soigneusement annoté, comme je le ferai du deuxième roman de notre camarade Jacques Pilet, Hôtel Belvédère, autre récit «familial» évoquant un monde (notre pays à la veille de la Grande Guerre, pour commencer) qui me rappellera sûrement les destinées hôtelières de mes propres aïeux, ou d’un livre merveilleux de mon vieil ami Gérard Joulié, paru à 30 exemplaires au Cadratin sous le pseudo de Sylvoisal, intitulé Dans la vallée des larmes de la mort et constituant un bouleversant poème funèbrement joyeux en proses fragmentaires, qui m’évoque le Leopardi de toutes les mélancolies radieuses…
Vanité et copinage que ces propositions de lectures de rentrée? Chacune et chacun en jugera en toute liberté, comme c’est très librement que ma rentrée littéraire est faite aussi de la relecture d’Anna Karénine de Léon Tolstoï, ce barbon féminicide, des Destinées sentimentales de Jacques Chardonne, ce réac au style tellement stylé que Virginie Despentes en ravale son vomi verbal, ou La seule exactitude d’Alain Finkielkraut, dont la rectitude de pensée au jour le jour m’en impose plus que les glapissements de ses détracteurs, et la nave va tandis que la meute aboie…
VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET
1 Commentaire
@Reeves 08.09.2019 | 12h53
«merci pour ce récit brillant !»