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Chronique

Chronique / Dans le sillage de Nabokov, Fabrice Pataut est sans pareil

JL K

15 novembre 2018

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Son dernier recueil de nouvelles, «Un jeudi parfait», déploie la même étincelante originalité que les autres très insolites récits et romans de ce magicien de l’imaginaire et du verbe, primé vivant par les Immortels et loué par Alberto Manguel, le grand lecteur-découvreur, qui écrit que « le monde de Fabrice Pataut est un monde de prodiges »



Mea maxima culpa: je n’avais pas lu une ligne de Fabrice Pataut avant le 20 avril 2018 à la première heure du matin lorsque, revenu à l’hôtel parisien La Perle d’une soirée arrosée quoique sans excès anesthésiant, les bras chargés de douze livres que m’avait offerts l’éditeur Pierre-Guillaume de Roux, je commençai de lire Un jeudi parfait dont la première nouvelle, curieusement intitulée Coups de feu et pommes de terre, me saisit illico au collet pour ne pas me lâcher avant de s’achever; et rien d’étonnant à ce tilt-surprise initial pour autant que soit précisé le fait que le début de ce dialogue entre un double meurtrier et une psychothérapeute nous apprend que le premier homicide (plus exactement gynocide) commis, de façon quelque peu involontaire, par le protagoniste, fut d’avoir révolvérisé sa mère à l’âge de trois ans dans un supermarché américain, avant que la sœur aînée du criminel, décidée à établir l’innocence de son frérot, dix ans plus tard, ne subisse la même sort au motif qu’un acte ne saurait s’édulcorer par une tierce volonté même bonne…

L’écrivain Fabrice Pataut qui a notamment écrit le recueil de nouvelles Un jeudi parfait. © DR


L’immédiate ironie de cet échange positif et même constructif, comme on dit, entre un meurtrier assumant ses actes et une professionnelle de l’écoute cherchant à en comprendre les motivations, n’a donc pas manqué de piquer ma curiosité au vif, au point que je profitai du confort moelleux des oreillers de La Perle (hôtel de la rue des Canettes dont chacune et chacun se rappelle qu’il fut acquis par la bienveillante Céleste Albaret, gouvernante de Marcel Proust, au lendemain de la mort de son adorable et despotique patron), pour lire les seize autres nouvelles du recueil avant le lever du jour sur les toits avoisinants entre lesquels s’aperçoit le double clocher de l’église de Saint Sulpice.

Trois fenêtres ouvertes sur un dédale

La deuxième nouvelle du recueil Un jeudi parfait, intitulée Le veau d’or, évoque la punition, de mort implacable, d’un brave homme qui a eu le toupet de toucher, d’un doigt sacrilège, l’idole biblique fameuse; et Fabrice Pataut rend bien l’ambiance fumigène du paganisme et les rigueurs incessamment révoltantes de l’observance des rites que les intégristes actuels perpétuent un peu partout, mais c’est surtout la troisième nouvelle — qui n’en est pas tout à fait une à l’aveu même de l’auteur —, intitulée Trois fenêtres, à laquelle il faut revenir pour commencer d’entrevoir les diverses lignes de fuite du grand Labyrinthe que constitue l’univers narratif de l’auteur. Trois fenêtres pour distinguer «la différence entre les vies audacieuses et les vies manquées»... 

La première donne sur un jardin en enfance, à Neuilly, avec la vision héraldique d’un dalmatien fugace et le souvenir d’une bienveillance féminine protectrice — cette fenêtre, ouverte sur l’inconnu, qu’on franchissait en douce plus volontiers qu’une porte. Ensuite, la troisième s’ouvre sur la forêt de buildings de New York, d’où le narrateur adulte envoie des lettres circonstanciées à une amoureuse - donc avant le trop immédiat SMS. 

Mais la deuxième? La plus décisive sans doute en termes de choix existentiel: une fenêtre en la parisienne île Saint-Louis où le studieux étudiant en philosophie reçoit une invite, avec contrat à signer, dans une faculté californienne aux maîtres prestigieux; bascule d’une vie aventureuse pour l’esprit et le jogging, mais vision aussi de la vie manquée, d’un ami tiraillé entre deux genres: ce Michel sensible, compère lycéen du narrateur qui rendit l’âme (et le corps avec) dans un train de nuit entre Salamanque et Paris, à l’âge de cueillir les roses… 

Or, des fenêtres de cette nouvelle qui n’en est pas une, comme d’un cristal réfractant, mille rayons se projetteront en autant de lignes thématiques: sur le jeune héros aux multiples avatars et doubles mimétiques, les oscillations affectives et sensuelles, les filiations propres ou figurées, les trous noirs de la grande Histoire dans l’espace-temps de nos vies fugitives ou inversement, l’enfance intransigeante et les transits du cœur — autant de nouvelles à l’obscure clarté et de romans non moins énigmatiques évoquant souvent les détours au terrier d’Alice. 

Tout un univers à reconquérir

Le lyrisme de Giacomo Puccini, souvent snobé par les spécialistes, ne vaut-il pas en sensibilité complexe les constructions admirables d’un Schönberg? Je ne réponds, pour ma part, qu’en chantant par cœur des airs entiers de La Bohème ou de Tosca, tandis que «réciter» du Schönberg est au-dessus de mes forces, autant que résoudre les problèmes d’échec de Vladimir Nabokov. 

Dans Un jeudi parfait, Fabrice Pataut évoque la prétendue opposition/rupture entre Puccini et Schönberg, comme on pourrait l’imaginer entre le roman classique (Balzac, etc.), le Nouveau Roman et les narrations postmodernes auxquelles d’aucuns rattachent Nabokov. Or un grand écrivain, comme un grand peintre (Cézanne contre les bôzarts), échappe à ces classifications en sortant par la «porte» de la fenêtre enfantine, et c’est là, dans la clairière de ce qu’on peut appeler la poésie, qu’un Fabrice Pataut rejoint le maître facétieux du Montreux-Palace sans chercher jamais à l’imiter, le citant pourtant «en creux» dans le grand roman Reconquêtes

Parlons alors de Reconquêtes, non sans deux allusions à Aloysius et au chat qui parle, cousin du Tobermory de l’impayable Saki, puis au charmant William du roman Tennis, socquettes et abandon mangeant ses trop beaux habits dans une vertigineuse quête de soi. 

Il faudrait passer par la ligne «pensée» de Degas, et donc par l’intelligence de Valéry, pour évoquer, plus que raconter, les romans de Fabrice Pataut dont partent ou souvent aboutissent les nouvelles de Pataut Fabrice. Aloysius (2001) est un méphistophélique roman minorquin, donc hispano-anglais, qui se situe temporellement à la fin de la guerre d’Espagne. Aloysius est un garçon charmant, charmeur narcissique, mais c’est un faux révélateur, comme la Lolita charmante et charmeuse de Nabokov est faussement révélatrice en son charme toc. La lectrice et le lecteur brûlent d’y aller voir? Allez! 

Ensuite il y a donc Tennis, socquettes et abandon (2003), deuxième roman: rien à voir avec le précédent, quoique. Comme du génial Feu pâle de Nabokov, je dirais de ce roman que c’est une espèce de poème, ici à la jeunesse éperdue, du côté des enfances qui se rêvaient épiques et sont tombées sur l’os de l’adulte réel forcément philistin. 

Sur quoi l’on passe (en 2011) à cette grande chose que représente Reconquêtes, extravagante évocation de l’Amérique contemporaine dont l’hyperréalisme le dispute au rêve éveillé. Il y est question d’une digne dame américaine, dont le contour de la propriété correspond exactement à celui des Etas-Unis, et qui décide d’acheter l’Alaska (au nord du «jardin») à un Russe exilé au prénom de Vladimir (suivez mon regard…) avec la collaboration de deux agents immobiliers amis de jeunesse, à la fois gémeaux et rivaux comme les deux jeunes prostitués de Valet de trèfle et les deux Aloysius (le vrai et le faux) du premier roman éponyme — vous suivez le discours du tour operator

On cherchera en vain la moindre allusion directe, dans les nouvelles et les romans de Fabrice Pataut, aux romans et aux nouvelles de Nabokov, même si la malice sardonique de Lolita ou l’innocence incestueuse des jeunes amants d’Ada ou l’ardeur trouvent des échos poétiques dans le roman En haut des marches (Seuil, 2007), évoquant le transit tout limpide d’un émouvant transgenre, et dans maintes autres dérives sensuelles ou sexuelles du corpus de l’œuvre. 

À ce propos, je ne connais aucun auteur français contemporain qui parle, comme Fabrice Pataut, de ce qu’on appelle le sexe ou de ce qu’on dit la politique, et là encore il me semble s’apparenter à Vladimir Nabokov par sa profondeur mélancolique et sa pénétration des sentiments, sous couvert de constante invention littéraire. 

La douce folie d’un sage 

 Chacune et chacun, en mal de curiosité documentaire, peut apprendre plus précisément qui est Fabrice Pataut «à la ville» en consultant la notice que Wikipedia lui consacre en toute transparence démocratique. Les lecteurs de nouvelles aussi folles que Kipling, sur laquelle s’ouvre le grand recueil intitulé Le cas Perenfeld, ou de romans aussi dingos que Tennis socquettes et abandon, ne manqueront pas de s’étonner du fait que cet écrivain si versé dans l’irrationnel fantaisiste et les fantômes, fantasmes et autres fantasmagories puisant au tréfonds du subconscient, magicien à l’imagination frottée d’affectivité maladive et de poussées oniriques, soit à la fois un très digne chercheur cravaté du CNRS, spécialiste reconnu dans les sphères académiques internationales pour ses travaux sur la philosophie du langage et des mathématiques... 

Cependant quoi de vraiment étonnant à cela si l’on y réfléchit à deux fois (réfléchissez toujours à deux fois avant de vous tirer une balle ou d’épouser votre directeur de thèse ou votre concierge kosovare) en se rappelant qu’un Vladimir Nabokov fut à la fois l’interprète éclairé des délires de Nicolas Gogol, l’époux prévenant d’une Russe juive et le plus rigoureux lépidoptériste? 

De même Fabrice Pataut passe-t-il, après chasses et cueillettes un peu foldingues, comme en enfance, au travail minutieux du polissage des petits cailloux de Poucet et à l’établissement de minutieuses nomenclatures. 

On ouvre ainsi Le Cas Perenfeld pour lire, à la page 329, une Table périodique des thèmes des quarante-cinq nouvelles réunies dans ce grand recueil, dont les titres (Amour, Cannibalisme, Echec, Exil, Frères, Mère et fils, Mode, Perte de temps, Paris, Prostitution, Rituels, Yiddishkeit, etc.) renvoient à autant de titres de récits, dont l’origine de chacun est décrite en fin de volume… 

Or cette espèce de folie littéraire, qui rappelle les inventaires de Perec ou de Cortazar, n’exclut pas une sorte de sagesse infuse, qui procède d’une tendresse diffuse, irradiant bonnement une lecture à vivre comme une exploration… 

Lecture difficile? Pas plus que celle de Nabokov, mais sûrement exigeante. Rien de froidement cérébral là-dedans mais rien non plus de tout cuit ou de prémâché. Chaque mot compte, se savoure, interroge et parfois révèle. L’insolite ou l’inquiétante étrangeté n’ont rien ici de gratuit. Ouvrez la fenêtre et voilà: ce que vous voyez vous regarde! 



Fabrice Pataut. Un jeudi parfait. Nouvelles. Pierre-Guillaume de Roux, 2018.

Autres nouvelles de Fabrice Pataut: Trouvé dans une poche. Buchet-Chastel, 2005, prix de la Nouvelle de l’Académie française; Le Cas Perenfeld, Pierre-Guillaume de Roux, 2014. Romans: Aloysius, Buchet Chastel, 2001, réédité au Rocher en 2009 avec une préface d’Alberto Manguel; Tennis, socquettes et abandon, Buchet-Chastel, 2003; En haut des marches, Seuil, 2007; Reconquêtes, Pierre-Guillaume de Roux, 2011; Valet de trèfle, Pierre-Guillaume de Roux, 2015.

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