Actuel / De la Pologne à la Croatie, l’internationale catho-intégriste étend ses réseaux
Les mouvements anti-avortement croates sont directement contrôlés par une Internationale intégriste, qui passe par les réseaux Tradition, famille, propriété et des instituts catholiques polonais, eux-mêmes liés au parti Droit et Justice (PiS) au pouvoir à Varsovie. L’enquête de Novosti.
Article d’Ana Brakus publié dans le journal hebdomadaire croate Novosti. La traduction en français a été réalisée par Chloé Billon et publiée le 5 novembre 2018 sur le site Le Courrier des Balkans et repris par le Courrier d’Europe centrale.
Automne 2016. En plein centre de Zagreb, dans la salle de conférences de l’Hôtel Dubrovnik, pleine à craquer, le directeur de la fondation Vigilare, Vice John Batarelo salue avec le sourire tous les participants: «Loués soient Jésus et Marie, bonsoir à tous, et bienvenue à la soirée d’inauguration de la première édition du TradFest». Il continue son discours en précisant que Vigilare est la fondation qui organise le TradFest, «le festival de la tradition et des idées conservatrices». Il adresse des remerciements tout particuliers à l’invité-vedette, le cardinal américain Raymond Lee Burke, l’un des chefs de file des ultraconservateurs du Vatican. Il se réjouit également de la présence de Davor Ivo Stier, vice-Premier ministre (HDZ) et ministre des Affaires étrangères de l’actuel gouvernement croate.
«Notre première prise de parole, ce soir, portera sur la Pologne. J’aime la Pologne et ça fait chaud au cœur de voir qu’ils s’efforcent là-bas de mettre en place une culture de la vie, en garantissant une protection totale de la vie encore à naître. La Pologne devient une lumière d’espoir en Occident, mais cela ne s’est pas fait en un jour, ni spontanément. De nombreux groupes et des gens courageux ont investi énormément de temps, de savoir et d’argent pour s’opposer à la culture de la mort et au sécularisme militant. L’un d’eux est Slawomir Olejniczak, qui dirige l’une des plus importantes organisations laïques en Pologne, l’Institut Piotr Skarga, très impliqué dans l’élaboration d’une nouvelle loi visant à protéger les enfants à naître», déclare Vice John Batarelo.
Ce soir-là, cependant, Vice John Batarelo, né dans une famille de la diaspora croate en Australie, n’a pas tout dit sur ses liens avec la Pologne et avec Slawomir Olejniczak. Novostia obtenu des documents officiels du Registre des fondations, notamment les statuts de la Fondation Vigilare et les procès-verbaux des réunions de son conseil de surveillance. Ces documents révèlent qui tire les ficelles de l’une des organisations les plus conservatrices de Croatie.
Assis au premier rang, de gauche à droite: Slawomir Olejniczak, Raymond Lee Burke, Davor Ivo Stier et John Vice Batarelo. © tradfest.org
Selon les données disponibles au public, la Fondation Vigilare a été inscrite au Registre croate des fondations le 12 juillet 2016, quelques mois avant la première édition du TradFest. Les statuts, rédigés en deux langues (anglais et croate), précisent que le cofondateur de la fondation est l’association polonaise Père Piotr Skarga pour la culture chrétienne, qui a versé 5400 euros pour établir la Fondation Vigilare, l’association éponyme de Vice John Batarelo ne déboursant que 100 euros.
Les représentants de Vigilare ne font état de ce détail ni dans leurs interventions publiques, ni sur leur site. Or, ce sont bien ces ultraconservateurs Polonais qui prennent toutes les décisions importantes. Selon les statuts de la fondation remis au ministère de l’Administration, le conseil de surveillance – où siègent les Polonais Slawomir Olejniczak comme président, Arkadiusz Stelmach comme vice-président et Valdis Grinsteins comme secrétaire – est un «organe aux pouvoirs d’initiative, de décision et de surveillance».
Les statuts énumèrent également les nombreuses attributions du Conseil de surveillance: élaboration de la ligne directrice des activités de Vigilare, adoption des plans d’activités annuels et pluriannuels de la fondation, évaluation des rapports du Conseil d’administration sur les activités courantes de la Fondation, approbation de la composition du Conseil d’administration, nomination et révocation des membres de ce Conseil, supervision de tous les champs d’activité du Conseil, et enfin contrôle de la gestion des finances de la Fondation. Le Conseil d’administration, présidé par Vice John Batarelo, n’est chargé que de la gestion des affaires courantes et, plus important, de «la représentation de la Fondation auprès des organes de l’État ainsi que des personnes physiques et juridiques». Le rapport annuel de Vice John Batarelo sur les activités de la Fondation doit être adopté à la fois par le Conseil d’administration et par le Conseil de surveillance.
Tradition, famille et propriété, le fondamentalisme transnational
Autre détail intéressant, selon les données du Registre officiel des associations, en cas de cessation des activités de l’association Vigilare, ses biens reviendront à l’association croate Caritas. En cas de cessation des activités de la Fondation Vigilare, en revanche, ses biens restants seront reversés à l’organisation Stichting Civitas Christiana, aux Pays-Bas. Cette organisation appartient au réseau mondial d’organisations ultraconservatrices Tradition, famille, propriété (TFP), liés aux ultraconservateurs Croates et la Fondation Vigilare et dont la branche française a été citée dans un rapport de la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes).
Le réseau TFP, en conflit avec la politique officielle du Vatican à cause de son conservatisme radical, a été fondé par Plinio Correa de Oliveira, auteur du livre Révolution et contre-révolution. Dans cet ouvrage, ce professeur brésilien dénonce la Révolution française et appelle à la restauration de la monarchie et à une soumission aveugle à l’Église catholique. S’il est courant de dire des organisations ultraconservatrices qu’elles veulent «revenir au Moyen-Âge», ce lieu commun est dangereusement proche de la vérité dans le cas du TFP et de ses filiales dans le monde. Sur son site internet, le TFP américain cite une cinquantaine d’organisations poursuivant les mêmes objectifs. On y retrouve la Stichting Civitas Christiana néerlandaise, la Fondation croate Vigilare et l’Association polonaise Père Piotr Skarga pour la culture chrétienne.
Piotr Skarga (1536-1612) était un prêtre jésuite polonais, écrivain et prédicateur à la cour de Pologne.
Il est l’une des figures majeures de la Contre-Réforme en Pologne. © salon24.pl
Le président de cette dernière et président du conseil de surveillance de Vigilare, Slawomir Olejniczak, est entré en relation avec la branche locale du TFP dans les années 1990 à Cracovie, avant de fonder sa propre association en 1999, l’Institut Père Piotr Skarga pour l’éducation sociale et religieuse. Ce même Institut a créé en 2013 Ordo Iuris, organisation polonaise aujourd’hui très connue pour son militantisme antiavortement et la poursuite d’autres objectifs du TFP.
Ordo Iuris et Droit et Justice
Aleksander Stepkowski, ancien ministre adjoint des Affaires étrangères de la Pologne dans le gouvernement du parti conservateur Droit et Justice, est le président d’Ordo Iuris. Il s’est exprimé lors de la première édition du TradFest. En 2017, c’est son collègue Jerzy Kwaśniewski, vice-président d’Ordo Iuris, qui a été invité avec pour mission d’expliquer aux ultraconservateurs Croates comment tirer parti de la liberté d’expression pour répandre la désinformation et manipuler l’opinion publique, leur faisant profiter de l’expérience polonaise en la matière. Les militants croates «doivent se consacrer avec davantage d’abnégation» à la réalisation de leurs objectifs, a assené Jerzy Kwaśniewski, assortissant son propos d’instructions détaillées. Au vu des découvertes de Novosti sur l’identité des fondateurs réels de Vigilare, on peut légitimement se demander s’il s’agissait là de conseils amicaux aux collègues croates ou d’ordres énoncés publiquement.
Les dirigeants croates de Vigilare ont exprimé à plusieurs reprises leur reconnaissance envers Ordo Iuris pour son aide, et la biographie publiée sur le site de TradFest révèle dans quelle mesure Jerzy Kwaśniewski a précisément «aidé» Vigilare: «En collaboration avec l’équipe de juristes de Vigilare, en tant que conseiller juridique international, il a participé à l’élaboration de la question prioritaire de constitutionnalité au sujet de la loi sur l’avortement de 1978, ce qui a marqué le début d’une campagne pro-life au niveau national dans l’attente de la décision du Conseil constitutionnel sur la constitutionnalité de cette loi».
Manifestation à Zagreb contre la ratification de la Convention d’Istanbul
sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique. © facebook.com/Vigilare
Les dirigeants de Vigilare sont régulièrement invités à des séminaires organisés en Pologne par des organisations du TFP et ils obéissent aux instructions reçues comme de bons petits soldats, comme le prouve un exemple d’octobre 2017. Quelques semaines avant la tenue du TradFest 2017, des membres de Vigilare, emmenés par Vice John Batarelo, ont introduit dans le bâtiment du Parlement croate douze poussettes dans lesquelles se trouvaient des boîtes contenant les 168000 signatures recueillies en faveur de l’interdiction de l’avortement. Les pétitions de masse sont l’une des principales armes d’Ordo Iuris et les ressemblances entre les modes d’action ne s’arrêtent pas là: au cours de l’année 2017, de nombreux citoyens ont reçu à leur adresse un courrier contenant «une belle image de Notre-Dame de Fátima» et un appel à faire un don à la Fondation Vigilare, avec le bordereau de paiement assorti. Des lettres semblables ont été envoyées en Pologne par l’Association Père Piotr Skarga pour la culture chrétienne.
Quel est au juste le mode de fonctionnement de ces organisations polonaises? Nous avons posé la question à Neil Datta, secrétaire général du Forum parlementaire européen sur la population et le développement (EPF), l’un des principaux chercheurs travaillant sur les relations et les objectifs des groupes ultraconservateurs en Europe: «En Pologne, les organisations Piotr Skarga ont deux visages. Le premier, c’est celui de la première organisation polonaise à avoir rejoint le TFP, dès les années 1990. De ce point de vue là, ils sont restés une organisation relativement marginale. Leur deuxième visage est moins visible, il se cache derrière la création d’organisations-écrans menant des combats dans différents domaines de l’approche ultraconservatrice de la sexualité. L’organisation de ce type qui marche le mieux est, semble-t-il, Ordo Iuris. Elle a été fondée par la même direction que l’Institut Piotr Skarga, avec le but de fournir des arguments d’ordre juridique contre les droits sexuels et reproductifs. Selon toute vraisemblance, ils tirent leurs moyens financiers de dons en Pologne, mais également de donateurs liés à l’émigration polonaise en Amérique latine», explique le chercheur.
«Depuis le Brésil, le TFP s’est lancé dans la création de toute une série d’organisations. (…) La France leur a ensuite servi de base pour continuer à s’étendre dans l’Europe tout entière.»
Au sein du réseau TFP, précise-t-il, les directions de différentes organisations se recoupent et il y a en réalité un petit nombre de personnes, toujours les mêmes, qui se succèdent aux postes de direction. Un principe qui vaut au sein des États comme au niveau transnational. «Même si les liens de l’Association Piotr Skarga avec Ordo Iuris, ainsi qu’avec la Fondation Vigilare n’ont été découverts que récemment, ils suivent une pratique bien établie. La manière dont le TFP, depuis le Brésil, s’est lancé dans la création de toute une série d’organisations en Amérique latine dans les années 1970, puis en France dans les années 1980, est très bien documentée. La France leur a ensuite servi de base pour continuer à s’étendre et pour fonder des organisations TFP dans l’Europe tout entière. Les preuves de cette expansion, par ailleurs, ont été conservées par le TFP lui-même.»
Contacté, John Vice Batarelo n’a pas souhaité s’exprimer, arguant qu’il n’avait pas le temps de répondre aux questions de Novosti. Une chose est sûre, ce n’est pas qu’en Pologne que Slawomir Olejniczak et ses collègues des organisations ultraconservatrices polonaises sont impliqués dans le durcissement de la loi sur l’avortement, la promotion de l’homophobie et la transformation de l’État séculaire en État religieux. Par l’intermédiaire de la Fondation Vigilare, ils sévissent également en Croatie. Car la Fondation Vigilare ne se contente pas de trouver dans l’organisation ultraconservatrice polonaise un exemple et un modèle: elle est sa filiale à part entière.
VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET
1 Commentaire
@stef 23.12.2018 | 13h43
«Le retour de l’intégrisme chrétien ? »