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Culture / Des animaux, des hommes et des robots

Jonas Follonier

16 octobre 2018

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Le nouvel ouvrage d’Alain Finkielkraut a au moins deux grands mérites. Le premier est de proposer une série de réflexions sur la question animale sans tomber dans les extrêmes, celui de l’antispécisme et du véganisme, d’un côté, et de la défense économique de l’élevage industriel, de l’autre. Son second mérite est de nous faire découvrir un académicien quittant les sujets qui l’ont obsédé ces dernières années. «Des animaux et des hommes», sorti le mois dernier, s’érigera très certainement en livre de référence en la matière. Mieux, il pourra peut-être sensibiliser les personnes non acquises à la cause animale, d’autant plus dans une époque où les humains ne sont plus maîtres sur Terre. Les robots, notre propre création, posent déjà la question de leur supériorité sur notre espèce.



Des animaux et des hommes n’est pas un livre anodin. Il s’agit d’un recueil de discussions tirées de l’émission Répliques, qu’Alain Finkielkraut anime depuis plus de trente ans sur France Culture. Alain Finkielkraut n’en est donc pas l’auteur, ou plutôt, il n’en est pas le seul auteur. Publié sous sa direction, cet essai polyphonique fait entendre les avis souvent contradictoires mais toujours nuancés de personnalités aux parcours fort divers, mais qui tous sont reliés par cette question de nos rapports avec les animaux. Le lecteur voit ainsi dialoguer Benoît Duteurtre et François Morel, Jocelyne Procher et Yann Sergent, ou encore Isabelle Sorente et Jean-Baptiste Del Amo.

Le débat, voilà ce qui fait en grande partie l’intérêt de ce livre publié chez Stock. Laissant la parole à ses invités mais intervenant toujours dans les conversations, Alain Finkielkraut défend un point de vue mesuré sur la question animale. A la fois contre l’élevage industriel donnant lieu à des usines comme la ferme des mille vaches et contre le véganisme réclamant la cessation de toute consommation de nourriture d’origine animale, le philosophe français propose de réfléchir à l’importance d’un élevage fermier, qui n’exclue pas la modernisation. Explication de cette position subtile, car spéciste1 mais sensible à la souffrance animale.

Les paradoxes de la «libération animale»

Pour Alain Finkielkraut comme pour une bonne moitié des intervenants de son livre, les adeptes de la libération animale, qu’on appelle les «antispécistes», se heurtent à un paradoxe philosophique: comment peut-on proclamer qu’il n’y a aucune différence de nature entre l’homme et les autres animaux, aucune supériorité morale ou intellectuelle, et en même temps affirmer que les êtres humains ont un devoir éthique envers les animaux, celui de leur épargner la souffrance? C’est justement parce que nous avons ce quelque chose en plus (certains parleront de la raison, d’autres de la parole) que nous pouvons accorder de l’importance morale aux animaux. C’est vrai, jamais nous ne verrons une baleine se préoccuper de l’extinction d’une autre espèce, à commencer par nous.

Pour Jean-Pierre Digard, directeur de recherche émérite au CNRS et membre de l’Académie d’agriculture de France, l’antispécisme est même une forme d’antihumanisme: «On charge l’homme de tous les péchés, on voit en lui un bourreau d’animaux, alors que l’on reconnaît le droit aux lions de manger des gazelles, aux crocodiles d’attaquer les buffles quand ils viennent manger des gazelles, aux crocodiles d’attaquer les buffles quand ils viennent boire, etc.» C’est pourquoi Alain Finkielkraut ose affirmer que seul un spécisme humaniste peut garantir une éthique envers les animaux: «dans le fait d’être un homme, il faut inclure une certaine responsabilité envers les animaux.»

Une autre contradiction des mouvements antispéciste et végane est pointée du doigt au fil de l’ouvrage, et c’est sans doute la plus intéressante: «Ils ne s’opposent pas simplement à l’élevage industriel mais à toute forme d’appropriation», explique l’académicien, «parce que la domestication pour eux relève de l’exploitation. [...] Mais si l’on libère les animaux de toute domestication, ils perdront le droit de vivre. Les animaux de rente sont des animaux qui servent les hommes. Et s’ils ne servent plus les hommes, je ne vois pas comment ils pourraient exister.» Arrêter d’élever des vaches ou des cochons, c’est signer à moyen terme la fin de ces espèces. Nul doute là-dessus.

Il n’empêche, Alain Finkielkraut est d’accord avec les tenants de la libération animale sur un point crucial: les animaux sont des êtres sensibles, nous devons donc tout faire ce qui est en notre pouvoir pour leur éviter de souffrir. Une très belle phrase de Lamartine est citée dans l’ouvrage et pourrait résumer la sensibilité naturelle que l’on a envers nos amis chats, chiens, oiseaux ou girafes: «On n’a pas deux cœurs, l’un pour l’homme, l’autre pour l’animal. On a du cœur ou on n’en a pas.» Pour montrer qu’ils ont non seulement du cœur, mais «un cœur intelligent» pour reprendre le titre d’un autre livre de Finkielkraut, les politiciens devraient selon ce dernier prendre prioritairement des mesures contre l’élevage industriel.

Pour un retour à l’élevage fermier

L’élevage industriel, c’est un terme qui englobe beaucoup de situations. Certaines ont suscité l’effroi de la population ces dernières années, et à raison: des cochons entassés dans des conditions effroyables et qui commencent à se manger la queue, des vaches qui ne voient jamais la lumière du jour, des truies-machines programmées pour mettre au monde une quinzaine de petits par portée... Il faut se rendre à l’évidence: l’élevage industriel, destiné à nourrir les consommateurs avec des produits les moins chers possibles, a dépassé les limites. Nous sommes loin, très loin, du rapport qu’entretiennent les fermiers traditionnels avec les bêtes: «La basse-cour était une compagnie. L’animal fonctionnel n’est plus un animal, c’est un objet.»

Repenser le rapport entre les hommes et les animaux, faire valoir ce qu’ont été nos relations depuis plusieurs millénaires: Des animaux et des hommes s’est donné ce programme ambitieux. «Il faut que la relation de travail entre humains et animaux ait du sens», estime par exemple Joceylne Porcher, sociologue et directrice de recherches à l’INRA, «d’abord pour qu’elle ait une légitimité, pour qu’elle soit comprise, assumée, partagée par tout le monde dans ces exploitations – or ce n’est pas le cas précisément parce que ce sont des exploitations et non des fermes. Je récuse complètement le terme de "ferme-usine", c’est un oxymore, comme "élevage industriel".»

Il s’agit donc de mettre en valeur le modèle traditionnel de la ferme, où l’éleveur entretient un rapport harmonieux avec l’animal. Domination ne veut pas dire violence. De même, domestication ne veut pas dire asservissement. Il y a une forme de collaboration entre les êtres humains et les bêtes qu’ils élèvent dans les fermes. C’est au sein de ce modèle où les vaches ont encore un nom, et non plus seulement un numéro, qu’une relation saine avec les animaux est encore possible. Bien sûr, l’idée d'un retour à l’élevage fermier traditionnel se heurte aux réalités économiques. La demande en viande à l’échelle mondiale est appelée à augmenter massivement ces prochaines décennies: comment concilier cette hausse avec une décroissance de l’offre? La question ne trouve pas de réponse dans un essai comme Des animaux et des hommes.

Les animaux et les robots, l’homme entre deux?

Dans l’émission On n’est pas couché du 15 septembre dernier, l’écrivain Christine Angot, une fois n’est pas coutume, a fait une remarque plus que pertinente à Alain Finkielkraut: «Toutes ces questions sont d’autant plus intéressantes que quelqu’un devra sûrement écrire, le plus tard possible, un livre intitulé Des robots et des hommes, ou Des hommes et des robots, selon celui qui aura pris le dessus sur l’autre.» Il semble que la chroniqueuse touche juste: n’est-ce pas précisément parce que nous commençons à nous poser des questions sur l’intelligence artificielle et ses dangers de concurrence envers notre cerveau, que nous prenons (enfin) au sérieux la question du sort des animaux?

Une fois qu’on l’a en tête cet air de famille, alors peut-être peut-on sentir l’importance d’une réflexion morale à avoir envers les autres espèces que l’être humain. Au fond, si les robots (ou alors une espèce vivante supérieure aux humains par quelque faculté intellectuelle ou autre) décidaient de nous faire souffrir, quels arguments aurions-nous alors à leur opposer pour ne pas le leur laisser faire, si nous continuons à faire souffrir autant les animaux? La question est grave, et elle presse. Des animaux et des hommes m’aura convaincu de cette urgence. Et vous, qui avez lu ou qui lirez cet ouvrage, qu’en pensez-vous?


1. Le spécisme est une doctrine philosophique selon laquelle il existe des différences de nature entre certaines espèces, en l’occurrence entre l’homme et les autres animaux. L’antispécisme, pour sa part, voit dans le spécisme une parenté avec toutes les formes de ségrégation tels que le racisme, le sexisme, etc. Pour les antispécistes, l’homme est un animal parmi d’autres au même titre que le dauphin ou le serpent; rien ne nous distingue fondamentalement.

VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET

1 Commentaire

@Culturieuse 22.10.2018 | 18h08

«Vous m'avez convaincue, je vais le lire. Surtout à cause des différents intervenants. Cette question de différence de nature est évidemment paradoxale. L'intellectualisation du problème de la souffrance animale ne peut être qu'une réflexion humaine. Pourtant chaque être vivant possède des qualités propres à sa "famille". Le caméléon change de couleur, le chien a un odorat exceptionnel et le chat ronronne! Si notre aptitude est le raisonnement logique, exaltons-le, à chacun sa spécialisation.»


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