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Chronique

Chronique / Nicolas de Staël a poussé l’art jusqu’à son point de rupture

JL K

20 septembre 2018

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Une merveilleuse exposition, à Aix-en-Provence, et la correspondance du grand peintre (1914-1956), éclairent, d’une lumière irradiante et tragique à la fois, la destinée d’un quêteur d’absolu déchiré par la passion...



Il est émouvant de découvrir la ville natale de Paul Cézanne, un peu plus d’un siècle après la mort de celui qui marqua une première rupture dans la représentation picturale du XXe siècle, au seuil de l’abstraction, les œuvres «provençales» de Nicolas de Staël qu’on pourrait dire, sous la lumière incandescente du Midi, le deuxième messager des dieux qui poursuive, et achève peut-être, par delà toute «littérature», avec des couleurs et des formes d’une pureté inégalée, l’aventure et la quête sacrée de l’art occidental. 

Or ladite aventure, à la fois artistique et existentielle, a été marquée pour Nicolas de Staël, et particulièrement en Provence dans les trois dernières années de sa vie, par une véritable explosion créatrice – comparable à certains égards à celle du dernier Van Gogh – alors même que sa joie de travailler se trouvait plombée par un doute croissant qu’une passion amoureuse dévorante compliquait de surcroît. 

Pour l’artiste, qui avait vécu des années de vache enragée, un succès grandissant sur le marché de l’art, notamment américain, avait constitué un facteur déstabilisant qui motivait son «retrait» provençal, d’abord à Lagnes avec sa petite famille, puis à Ménerbes dont il investit seul la ruine du château pour en faire son atelier. 

Avant la dernière période d’Antibes et son suicide «en pleine gloire», la période provençale de Nicolas de Staël, illustrée à merveille par l’exposition qui s’est tenue cette année dans l’Hôtel de Caumont, à Aix-en-Provence, a le mérite particulier de nous faire entrer au cœur le plus épuré de cette peinture défiant toute comparaison à sa pointe et réduisant à rien la frontière entre figuration et abstraction. 

Qu’il s’agisse d’une imprécise femme grise assise sur un vague nuage rose ou d’un ciel rouge sur des collines bleues, d’un arbre rouge ou d’un soleil fixé bien en face comme un œil de cyclope, d’une route de Sicile d’un extrême bleu peint dans un atelier aux murs décatis: on se fiche pas mal du «sujet»...

Nicolas de Staël, Arbre rouge, 1953, huile sur toile © DR

Comme l’écrit d’ailleurs le peintre le 12 octobre 1953: «Je peins des paysages de Sicile et des nus sans modèle dans une grange du Vaucluse dont la plaine regrette à jamais les marais qui la noyaient dans le temps», ou ceci, du castelet de Ménerbes où il vit son atroce et flamboyante solitude, en mai 1954: «Je me suis mis sur dix dix tableaux neufs tout d’un coup. C’est si triste sans tableaux la vie que je fonce tant que je peux. Il y a un mistral à tout casser depuis hier. Il fait froid»... 

Des petits formats multipliant l’espace 

Au regard de surface, l’on pourrait affirmer que la Provence de Nicolas de Staël n’a rien à voir avec celle de Paul Cézanne, alors que sa peinture sculpte et transfigure ses objets à la même lumière qui décomposait et restructurait les paysages de plus en plus épurés de celui-ci. On le voit immédiatement, en l’occurrence, dans le dédale sur deux étages de l’hôtel de Caumont, avec des petits formats rarement vus en exposition qui saisissent aussitôt par leur façon d’agrandir le ciel, d’approfondir l’espace et de donner aux choses peintes (des mûriers, des cyprès, des rochers, etc.) leur assise physique et leur évidence. 

«Je n’ai jamais vu de ma vie des arbres comme cela étayés apparemment par leur propre écorce, si fermes que l’œil refuse à situer les racines et hésitera encore un moment», écrit-il le 4 juin 1953, avant ces mots de novembre où le même tremblement d’incertaine certitude le reprend: «Je décolle souvent et voyage toujours pour voir si le lieu du leurre ne se confond pas avec celui de ma main. Il faut pourtant y arriver, que ce soit sans hésitation là et pas ailleurs que cela se passe. C’est si dur d’accepter l’abruti qui se trouve en soi et comment faire sans lui?» 

Quant à la violence de caractère et de geste, perceptible un peu dans le premier Cézanne, elle fonde au contraire le grand combat hypertendu de Nicolas de Staël qui n’invoque pas pour rien la fusillante lumière grecque sublimée par la quête d’équilibre de ses sculpteurs et de ses philosophes apolliniens.

Nicolas de Staël, Le soleil, peint sur le motif, 1953 © DR


«J’ai choisi une solitude minable au retour de mon voyage chez les fantômes de la mer des Grecs, mais cela me va bien parce que j’ai maintes facilités à devenir moi-même un fantôme avec ou sans obsessions», écrit-il en octobre 1953, une année après l’été où il note: «Évidemment c’est une grande leçon de forme que donne cette lumière grecque où seuls la pierre ou le marbre résistent en radiation. Tout compte fait, ni Cézanne, ni Van Gogh, ni Bonnard ne s’en sont servis autrement qu’en éperon psychique, je veux dire sur le grand plan intime, ils auraient pu peindre ce qu’ils ont peint vraiment n’importe où. Les Grecs non, c’est total, leur culture prend et rend le soleil comme il est impossible de le faire ailleurs dans toute sa multiplicité». 

Or c’est, sans doute, cette aspiration totale qui aura provoqué l’irrépressible saut de sa peinture vers le haut, et la chute de son pauvre corps à l’âme vaincue par la passion. 

 Après les mots de Cézanne, des lettres de douce fureur 

On trouve ces jours, dans les librairies d’Aix, des romans plus ou moins récents consacrés à la «vie passionnée» de Nicolas de Staël. Quant à moi j’exclus absolument d’y mettre le nez!

Question peinture, Staël écrivait ceci en mars 1954, qui peut servir en matière biographique aussi: «Le problème de fond consiste, pour moi comme pour vous, à ne pas faire des choses “petits-bourgeois” dont la France est pleine. Mais la façon dont on y arrive, cul-terreux ou pas, m’est indifférente. Couleur pour couleur, c’est tout. Échantillon dru. Ne pas regarder les musées, mais les tubes qui sont là». 

Pour l’amateur sincère de cette peinture, le «musée» s’impose évidemment à l’autre bout des «tubes», si l’on ose dire, et dans la foulée on aura remarqué le tact et le respect non béat des visiteurs de l’hôtel de Caumont, visiblement inspirés par la grâce de cette peinture qui l’est au degré suprême et sans une inflexion de flatterie répétitive. À l’ère des fripouilles abjectes du marché de l’art mondialisé, dont le parangon est évidemment un Jeff Koons, l’intime joie de Nicolas de Staël illumine chacun en son humble tréfonds. 

Donc pas une concession au romantisme «petit-bourgeois» d’un «récit de vie» bricolé autour d’un drame que les lettres du peintre à ses proches (de sa femme Françoise à René Char ou de son amante Jeanne à ses autres amis), détaillent sous les lumières changeantes d’une existence aussi «compliquée» que les nôtres et traversée par les bolides de la passion. 

De Paris, le 26 juillet 1954, Nicolas écrit à Jeanne qu’il appelle son «petit», ces mots invoquant une folie au sûr et sombre avenir: «Jeanne, le doute chez moi est passion et la passion un devoir, une tâche, une chose simple à accomplir. Le reste est la folie pure de l’Art. Je crois que c’est comme ça pour tous les garçons qui travaillent dans la nuit et y croient». 

Le seul «roman» d’une vie...

Il ne peut y avoir, me semble-t-il, qu’un seul «roman» fidèle à la mémoire de Nicolas de Staël, à sa souffrance et à celle qu’il a imposée aux autres, à son art et aux époques qu’il a traversée en archange-enfant (la formule est de son ami Pierre Lecuire), et c’est l’ensemble des lettres tissant la toile de sa vie de 1926 à 1955, rassemblées et commentées dans un formidable volume de 732 pages. Nicolas de Staël se donna la mort en se précipitant du haut de son immeuble, à Antibes, dans la nuit du 16 au 17 mars 1955. Le jeudi 17 mars à 4h du matin Pierre Lecuire écrivait à Françoise de Staël: «Oh, Françoise, j’en avais toujours peur. Et pourtant, le voyant plus dur, je pensais que cela serait évité. Nous ne sommes jamais assez bons. Je ne peux plus penser à rien qu’à sa solitude. J’avais horreur qu’il me dise qu’il aimait la mort, tant j’avais peur que ce ne soit vrai». 

Et quelques jours plus tard, à une autre amie: «Il tenait de l’archange et de l’enfant, de l’un la profondeur, le chant, l’ouverture aux choses grandes et terrifiantes, de l’autre, la cruauté, les perspectives versatiles, la ruse et finalement l’innocence, la magnétique innocence»…


Aix-en-Provence, Hôtel de Caumont, Nicolas de Staël en Provence. Jusqu’au 23 septembre 2018. 

Nicolas de Staël. Lettres 1926-1955. Edition présentée, commentée et annotée par Germain Viatte. Postface de Thomas Augais. Le Bruit du temps, 732 p.

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