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Culture

Culture / Warren Beatty tire le rideau avec classe

Norbert Creutz

5 septembre 2017

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Espéré depuis des décennies, le «biopic» du magnat excentrique Howard Hughes «Rules Don't Apply» est devenu le chant du cygne pour l'acteur-réalisateur. Un film lâchement abandonné par son distributeur, la 20th Century Fox, mais heureusement repêché dès demain au Ciné 17 de Genève.



«Quand une histoire est bonne, ne cherchez pas à vérifier les faits.» C'est sous cet avertissement attribué à Howard Hughes (1905-1976), le légendaire milliardaire américain au cœur du récit, que s'ouvre le nouveau film de Warren Beatty. Une fiction, donc. Mais aussi sacrément documentée et référencée. Cela faisait un demi-siècle que l'acteur-producteur-scénariste et réalisateur, fasciné par ce personnage hors norme, en rêvait. Il aura fallu attendre que lui-même ait disparu de la circulation et soit devenu plus âgé que son modèle pour qu'il parvienne enfin à endosser le rôle. Trop tard? A en croire le «box office» américain, désastreux (3,6 millions de dollars pour un budget de 25 millions), c'est clair. Mais à voir le résultat hors toute considération mercantile, pas si sûr. «Rules Don't Apply» pourrait bien devenir l'un des grands plaisirs cinéphiliques de l'année, quoi qu'en pensent les festivals, qui l'ont snobé, et son distributeur, qui a renoncé à le présenter en territoire francophone.

Avant une probable disponibilité en DVD et VOD, on pourra heureusement s'en assurer sur grand écran pendant une semaine, au Ciné 17 de Genève, qui a pris le risque d'une importation directe sur la foi en son public plutôt âgé et cultivé. C'est en effet là le talon d'Achille de ce film d'un septuagénaire qui revient sur les années 1950-60 de sa jeunesse: mieux vaut avoir un certain sens de l'Histoire et un goût pour le Hollywood d'autrefois. Mais si c'est le cas, l'enchantement pourrait bien être au rendez-vous!

Le jeune couple et l'empêcheur

«Rules Don't Apply» est aussi le titre de la chanson-leitmotiv du film, censément composée par Marla Mabrey (Llily Collins, la fille de Phil), jeune aspirante actrice invitée à passer un bout d'essai pour la RKO dont Hughes est le propriétaire. Comme beaucoup d'autres, elle est installée dans un bungalow et doit suivre divers cours pour se préparer, avec un chauffeur assigné pour ses déplacements. Ce dernier, Frank Forbes (Alden Ehrenreich, lancé par Francis Coppola dans «Tetro»), est tout aussi nouvellement employé et ne tarde pas à tomber amoureux de Marla – sauf que les règles de la maison interdisent strictement tout rapprochement. Et lorsque Hughes daignera enfin se montrer, il ne fera encore que compliquer leur relation. Car le comportement du magnat, atteint d'un trouble obsessionnel compulsif non diagnostiqué, est en train de devenir de plus en plus erratique...

Incarnation du rêve américain ou narcisse qui a su vendre son image? Héritier incompétent ou homme d'affaires visionnaire? Patron attachant ou marionnettiste qui joue avec la vie des autres? Pervers sexuel ou parfait gentleman? Pétrolier, dingue d'aviation, cinéaste? Il existe autant de Howard Hughes que de témoignages qui ont tenté de révéler «la vérité». Se saisissant du personnage sur son déclin alors que «The Aviator» de Martin Scorsese (2004, avec Leonardo DiCaprio) avait raconté ses jeunes années, Warren Beatty opte pour un mystère plus ou moins entretenu par Hughes lui-même, sauf que le contrôle commence à lui échapper. D'où un ton de comédie un peu incertain, entre l'absurde et le pathétique, qui ne plaira sans doute pas à tous. Découvrir que l'histoire provient du même Bo Goldman qui écrivit en son temps le merveilleux «Melvin and Howard» de Jonathan Demme (1980, avec Jason Robards campant Hughes en vieillard dément) n'est en tous cas pas anodin.

Tout le film déroule ainsi deux fils, l'histoire d'un jeune amour contrarié et le mystère d'un «géant» confronté à son déclin inexorable. Le premier renvoie l'auteur à ses propres débuts, au carcan d'une morale largement hypocrite que sa génération fit sauter; le second aux paradoxes constitutifs de tout un chacun mais aussi à la fin d'un monde dont il serait malgré lui devenu une sorte de fantôme. D'où sans doute l'émotion qui nous gagne doucement devant ce film démodé, un peu trop raide dans ses cadrages et son montage, mais si aimable et intelligent par ailleurs.

L'élégance de la modestie

Alors bien sûr, on pourra ne pas reconnaître en Marla un mélange des actrices Jean Peters et Terry Moore, ne pas identifier en projection privée «Hell's Angels», l'étonnant film que réalisa Hughes en 1930, ne rien savoir de «l'autobiographie» inventée par l'affabulateur Clifford Irving – bref, ne pas se rendre compte que tous les détails viennent d'anecdotes authentiques. De toute façon, tout est également faux, décalé dans le temps et réinventé, ne serait-ce que du fait des vingt ans de trop de Warren Beatty, que tente vaillamment de masquer la superbe photo signée Caleb Deschanel. L'essentiel réside dès lors dans la coïncidence ou non entre l'acteur et son modèle, dans les échos entre leurs deux vies, jusqu'à leurs incohérences les plus flagrantes (pour Beatty: le séducteur mythique casé, le progressiste nostalgique, l'indépendant prisonnier du système).

Décidément, les règles usuelles ne s'appliquent pas à ce film-là! «Projet de vanité», «dépassé» et «inepte», comme l'ont décrété les critiques les plus sévères? Plutôt une œuvre d'une belle lucidité, personnelle et historique, qui vient boucler la boucle avec une rare élégance. Tant il est vrai que ce n'est pas tous les jours qu'on se retrouve convié au projet de toute une vie «soldé» en forme de comédie faussement légère.



Rules Don't Apply, de Warren Beatty (Etats-Unis, 2016), avec Warren Beatty, Lily Collins, Alden Ehrenreich, Matthew Broderick, Annette Bening, Martin Sheen, Candice Bergen, Alec Baldwin, Oliver Platt. 2'07''

Ciné 17, dès mercredi 6 septembre


Eclairage


Warren Beatty, l'éternel phoenix

En 1990, Warren Beatty trouve son maître en la tigresse Madonna. © DR

Vingt-trois films seulement sur cinq décennies: peu de carrières de stars auront été aussi chiches que celle de Warren Beatty, démarrée en fanfare au début des années 1960 sous le slogan d'un «nouveau James Dean». Lancé par Elia Kazan dans «La Fièvre dans le sang», psychodrame de la répression sexuelle, le frère cadet de Shirley MacLaine s'est vite bâti une autre sorte de légende: celle d'un acteur politisé (à gauche) doublé d'un sacré playboy. Il décroche la timbale à 30 ans comme vedette et producteur du fameux film de gangsters «Bonnie and Clyde» d'Arthur Penn puis remet ça à 40 avec la comédie romantique «Le Ciel peut attendre», qu'il co-écrit et co-réalise. En 1981, il se surpasse comme seule maître d'œuvre de «Reds», un film qui retrace la vie de John Reed, communiste américain témoin de la révolution russe.

Après Madonna, Bening

Tétanisé par son sacre aux Oscars, Beatty se laisse alors gagner par le doute et saute les années Reagan pour ne revenir qu'une décennie plus tard avec «Dick Tracy», un bel hommage aux bédés et serials de son enfance. Côté privé, après avoir trouvé son maître en la tigresse Madonna, il se range sur le tard en épousant l'actrice Annette Bening, de vingt ans sa cadette. Malgré la relative déception de «Bugsy» et l'échec cinglant de «Love Affair», leur remake du célèbre mélo de Leo McCarey «Elle et lui», un mariage qui a tenu! A soixante ans, Beatty surprend encore avec la formidable satire politique «Bulworth» mais se ramasse lourdement avec le marivaudage senior «Town & Country» (Peter Chelsom, 2001). Disparu des écrans depuis, on pensait qu'il avait définitivement renoncé à son vieux projet de biopic de Howard Hughes, évoqué depuis 1973. C'était méconnaître sa passion pour le sujet et sa volonté de façonner jusqu'au bout sa propre image de star!


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