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Culture


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Dans son livre «Voyeur!», la journaliste-reporter Clémentine Thiebault a mené l'enquête, ausculté la littérature, la presse et la loi pour comprendre ce qu'est le voyeurisme. Ce qu’elle découvre est un trouble de la sexualité qui, avec l’arrivée en masse des nouvelles technologies, a muté du tout au tout. Adieu l’ancien piètre trou de serrure, nous ne sommes plus chez Balzac ou chez Proust, pas plus que chez Céline, Klossowski, Robbe-Grillet ou à quatre pattes avec Jean Eustache.



Aux XIXème et XXème siècles, le voyeur, aux bains ou à l’hôtel, perçait portes et murs, trafiquait des volets, se faufilait sur des balcons, disposait d’une paire de jumelles. C’était une activité solitaire et discrète. Patatras! Au XXIème siècle, le voyeurisme est désormais viral et se répand comme une trainée de poudre à travers une foultitude inouïe de réseaux sociaux.

A l'ancienne: le gérant du motel

En janvier 1980, à New York, le célèbre journaliste Gay Talese reçoit une lettre anonyme en provenance du Colorado qui débute par: «Je crois être en possession d’informations importantes qui pourraient vous être utiles.» Dans cette missive, un certain Gerald Foos confesse être un voyeur et avoir acquis un motel à Denver dans l’unique but de le transformer en moyen d’exercer son vice. Il a donc, sans jamais être découvert, épié sa clientèle pendant plusieurs décennies, annotant dans le moindre détail ce qu’il observait et entendait. Aidé de son épouse et ayant découpé dans le plafond d’une douzaine de chambres des orifices rectangulaires de 15 centimètres sur 35, puis les ayant masqués avec de fausses grilles d’aération, il a pu, à l’infini, voir sans être vu. Parfois en se masturbant, parfois en faisant l’amour avec sa femme. Eprouvant un sentiment de puissance et d’exaltation, en 1973, par exemple, il observe 184 orgasmes masculins, 33 orgasmes féminins, et en 1974, l’année de la sortie de Gorge profonde, constate que la pratique de la fellation passe de 12 à 44%. Il a assisté à des vols, des trafics, des viols, des incestes, des actes de zoophilie, des morts et, digne d’une scène de Psychose, un meurtre. Sans jamais intervenir bien sûr.

Ceci dit la plupart du temps, reconnaît-il, les gens ne font rien et un ennui désespérant règne en maître.

Accroché, Gay Talese rencontre l’homme mais le deal ne se fait pas car l’homme demande à rester anonyme, et ce n’est que 18 ans plus tard qu’il acceptera d’assumer publiquement ses agissements et que le livre racontant son histoire pourra enfin paraître.

Les années 70: Jean-Luc Hennig et Jean Eustache

En 1981, Jean-Luc Hennig, ami de Grisélidis Réal et responsable pendant sept ans du supplément Sandwich de Libération, auquel collaborèrent, entre autres, Duras, Barthes, Sempé, Topor et F. Pajak, publie son très dense Le Voyeur. Enquête sur une passion singulière. Et dans cet ouvrage, ce qu’il décrit, c’est un groupe d’hommes qui se refilent des bons plans: des portes d’hôtel, des toilettes de café, des lieux publics de rencontres d’amoureux.

L’un des mateurs confiant à Henning que ce qu’on voit n’a pas grand intérêt et que c’est ce qu’on risque de voir qui vaut le coup. Eh oui, nous sommes en pleine métaphysique. Mais surtout dans une complète réification de l’autre et dans une non-réciprocité absolue. Certains se masturbent en fantasmant un viol, d’autres, un meurtre. 

Hennig va voir le voyeur d’Une sale histoire, 1977, de Jean Eustache, film en deux volets, l’un documentaire, l’autre fictionnel avec Michael Lonsdale. Le voyeur lui raconte en détails comme il observait des femmes en train d’uriner car si, dans le film, il reconnait que les femmes n’aiment pas son histoire, lui, dans la réalité, ne se lasse pas de la raconter. Cela se passait dans un café à la Motte-Picquet-Grenelle et c’est en se mettant à quatre pattes, la joue collée au sol, qu’il fallait regarder sous la porte. Au comptoir, des types trépignaient, sueur au front, en attendant leur tour d’y aller. Notre raconteur a fini par ne faire plus que ça, cinq heures par jour, et même à y amener des filles et à les pousser à boire, jusqu'au moment où il a réussi, juste avant de devenir complètement cinglé, à arrêter. 

Peeping Tom

Côté voyeur au cinéma, le film quintessentiel et mythique est le Peeping Tom de Michael Powell. Dès le premier plan, nous sommes le jeune cameramen Mark Lewis et nous traquons la peur de la mort sur le visage de jeunes femmes en les filmant au moment où nous les tuons. Tout comme le Norman Bates de Psychose, Mark Lewis n’épie, ne traque et ne tue que des femmes. Et si la critique lambda lui sera hostile, Midi-Minuit Fantastique, la grande revue du cinéma de genre de l’époque le choisira comme étant son film de référence et le fera projeter semaine après semaine dans une multitude de ciné-club.

Cinéma et voyeurisme

Fenêtre sur cour d’Hitchcock produit une autre démonstration magistrale de voyeurisme cinématographique. Jeff, non pas cinéaste lui mais photographe de presse, en pyjama dans un fauteuil roulant, la jambe plâtrée jusqu’au bassin, est coincé depuis six semaines dans son deux-pièces. Il a sorti ses jumelles et son téléobjectif. Le décor est fait de façades de briques rouges, d’escaliers métalliques, de miteux parterres de fleurs, de palissades, de ruelles pisseuses. Lors d’un été caniculaire, à Greenwich village, où passe un chat noir, pendant qu’un homme se rase et qu’une femme en sous-vêtements se prépare un café. Six semaines que cela dure et l’infirmière qui vient chaque jour pour ses soins lui dit qu’on voit à l’état de ses yeux qu’il a regardé par la fenêtre pendant des heures. Y a de quoi! Jeff est persuadé que son voisin d’en face vient de tuer sa femme et de la couper en morceaux.

Voilà. Un homme regarde et attend pendant que nous regardons cet homme et attendons ce qu’il attend, philosophent Chabrol et Rohmer dans Les Cahiers du cinéma. Tous spectateurs et tous voyeurs, le message est clair et confirmé à Truffaut par le maître du suspense. Pour lui, neuf personnes sur dix sont des voyeurs. Et dans Psychose, il poussera la compulsion scopique à son paroxysme en nous transformant en Norman Bates observant par un trou la cliente qu’il va bientôt poignarder sous la mythique douche.

En Corée du Sud

Ce pays, où 90% des gens possèdent un Smartphone et qui est 117ème au classement mondial égalité homme-femme, est le premier au monde en terme de caméras espion en circulation. Rien qu’en 2017, 6'500 cas de victimes filmées pendant leur sommeil, dans les toilettes, des vestiaires ou sous leur jupe, sont signalées. Soit 17 cas par jour.

Soranet, fermé en 2016, était un site qui comptait plus d’un million de membres et allait jusqu’à diffuser du revenge porn, ou le viol d’une femme inconsciente parce que droguée. 

En mars 2019, un site internet payant hébergé à l’étranger diffuse en direct des images de 1'600 clients espionnés dans 30 hôtels différents.

Bref, le 9 juin 2018, révoltées par l’impunité notoire de tous ces voyeurs, 22'000 Sud-Coréennes défilent dans les rues de Séoul en martelant ce slogan: «Ma vie n’est pas ton film porno».

De nos jours: voyeurisme et révolution technologique

Aujourd’hui, les voyeurs usent de détecteurs de mouvements à vision nocturne et de caméras sans fil de la taille d’une clef USB, de caméras stylo et de lunettes caméra.

En France, par exemple, 107'000 photos et 206 vidéos de femmes en train d’uriner sont découvertes dans l’ordinateur portable de Florent C., ingénieur chez Arcelor Mittal en Moselle. Il est inscrit au fichier des délinquants sexuels, condamné à trois ans de suivi socio-judiciaire et à indemniser ses victimes de 2'000 euros chacune.

Ceci admis, on peut signaler que dans cette nouvelle pratique du voyeurisme ultra-équipée, deux éléments, la compulsion et l’impunité, ont résisté au changement, et que la plupart des articles sur le sujet parlent du voyeur mais toujours pas des femmes victimes et du traumatisme qu’elles peuvent avoir vécu . Cela continue à être vu par la presse comme des faits divers aguicheurs, ragots croustillants et autres étrangetés malséantes.

Nouveau terrain de chasse

Après les toilettes, la rue et les transports publics, un nouveau continent a été découvert par nos amis compulsifs: les Airbnb, créés en 2008.

En 2017 en Floride, un couple ayant loué un logement découvre une caméra dissimulée dans le détecteur de fumée de la chambre à coucher. En janvier 2018, à Cran-Gevrier dans la banlieue d’Annecy, sept amis qui ont loué l’appartement d’un informaticien de 45 ans découvrent une caméra cachée dans un radio-réveil placé dans la salle de bains face à la douche et un autre de ces engins au-dessus du lit. En 2019, en Irlande, c’est une caméra cachée qui enregistre et diffuse en direct ce qui se passe dans le logement. Et en Seine-et-Marne, deux mille vidéos sont trouvées dans le téléphone portable du loueur. Il ne les a pas diffusées et il fera donc l’objet d’un simple rappel à la loi. En septembre 2021, à Tourcoing, un loueur a placé une caméra dans la salle de bains de l’appartement et les policiers découvrent dans son téléphone des dizaines de femmes nues filmées à leur insu. En décembre 2022, à Rouen, la locataire emporte avec elle le réveil et la multiprise qui une fois démontés dévoileront des images d’elle sous la douche et de ses amis aux toilettes. Au Canada, en 2023, un cas de voyeurisme 2.0 est rapporté tous les dix jours, trois fois plus qu’en 2017. En France, où on ne recense pas ce phénomène, on a quand même 857 infractions constatées en 2017.

Interrogée à ce sujet, la plateforme Airbnb relativise le problème et déclare que sur un milliard d’arrivées de voyageurs enregistrées sur son site, ce genre d’incident est «incroyablement rare».

Une histoire qu’on s’obstine à ne pas vouloir voir et encore moins punir. Clémentine Thiebault, l’autrice de Voyeur! dit avoir eu des moments de doute, de découragement et d’envie de juger. L’impression de fouiller dans une poubelle. Mais un élément a fini par émerger: les voyeurs sont des hommes, leurs victimes sont des femmes. Il s’agit d’une affaire de domination et on peut poser comme hypothèse que seules les femmes pensent que le voyeurisme est un problème. Pour elles, il s’agit d’une violence sexuelle.

La loi en France

Depuis la loi du 3 août 2018 renforçant la lutte contre les violences sexuelles et sexistes, le voyeurisme est un délit passible d’un an de prison et de 15'000 euros d’amende. Peine qui passe à 2 ans d’emprisonnement et à 30'000 euros d’amende lorsque les faits sont commis par une personne qui abuse de son autorité, sur un mineur, une personne vulnérable, dans un transport public, ou/et lorsque les images sont transmises. 

Depuis août 2020, le fait de filmer, d’enregistrer et de transmettre des images est puni d’un an d’emprisonnement et 45'000 euros d’amende. Le fait d’être un conjoint ou un concubin est une circonstance aggravante, d’où, pour eux, deux ans d’emprisonnement et 60'000 euros d’amende. 

Conclusion 

Le Luxembourg, la Belgique, le Royaume-Uni et l’Allemagne ont aussi adapté leur législation en la matière et ont ainsi offert aux victimes potentielles une sécurité juridique et un cadre légal leur permettant de porter plainte.

L’autrice ajoute, en guise de conclusion, qu’il est dur d’analyser un phantasme sans porter un jugement moral sur celui-ci, dur de qualifier l’intangible, de séparer l’homme de l’artiste, de dire stop.

Et dans Le Monde du 18 avril, un intertitre nous annonce qu’un équipementier japonais a mis au point une matière bloquant les prises de vues utilisant des infrarouges, qui dévoilent les dessous ou les formes des corps. Plusieurs équipes féminines nippones participant aux prochains Jeux olympiques l’ont donc adoptée.


«Voyeur! Enquête sur un phénomène de société», Clémentine Thiebault, Editions Robert Laffont, 192 pages.

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