Culture / Une quête de liberté peu durable
«The Bikeriders» de Jeff Nichols revient sur la sous-culture des motards telle qu'elle s'est répandue aux Etats-Unis dans les années 1960. Inspiré d'un fameux livre de photos, il s'en écarte dans sa seconde partie pour raconter les impasses d'un mouvement tiraillé entre quête de liberté et violence. Un film dans la meilleure veine américaine, qui finit pourtant par paraître un peu superficiel.
Avec Anora de Sean Baker, Palme d'or suprise à Cannes, The Bikeriders de Jeff Nichols représente l'honneur aujourd'hui quasiment perdu d'un cinéma américain de plus en plus vendu aux plateformes et rare dans nos salles – hormis les «blockbusters» ruineux et les petits films d'horreur. Soit un «cinéma du milieu», qui parle encore de gens réels avec une conscience sociale et historique, sans oublier de divertir. Ils sont toujours moins à occuper ce créneau, alors même que la plupart des vrais sujets sont là. Comme par exemple ces motards organisés en bandes qui avaient connu leur heure de gloire à l'écran (1966-72) avant de disparaître des radars mais qui n'en continuent pas moins d'exister de nos jours.
Cinéaste indépendant originaire du Midwest, Jeff Nichols (Shotgun Stories, Take Shelter, Mud, Midnight Special, Loving) est tombé un jour sur le fameux livre The Bikeriders du photographe Danny Lyon. Un reportage publié en 1968 et consacré aux Outlaws de Chicago, dont Lyon faisait alors partie. Incapable de se plier aux règles de Hollywood (il a pris la porte de A Quiet Place – Day One), voici donc que Jeff Nichols décide d'en tirer un film, se déclarant plus intéressé par cette dimension historique que par la réalité des motards d'aujourd'hui. Excellente idée, tant cette sous-culture à jamais représentée par les iconiques The Wild One avec Marlon Brando (Laslo Benedek, 1953) et Easy Rider de Dennis Hopper (1969) appelait un regard rétrospectif. Encore fallait-il trouver le moyen de dramatiser ce qui se présente comme un mélange de photographies et d'interviews réalisées par un insider...
Une princesse chez les durs
C'est la première partie du film qui s'en inspire le plus directement, allant jusqu'à reproduire le plus fidèlement possible quelques clichés et utiliser certains passages du texte verbatim. Pour la narration, le cinéaste a choisi de mettre en avant le personnage féminin de Kathy (Jodie Comer), qui n'est pas motarde elle-même mais la compagne de Benny (Austin Butler), une tête brûlée prompte à s'attirer des ennuis. Et pour saisir d'emblée notre attention, il commence par une scène de brutalité extrême, peu caractéristique de son cinéma mais certes associée au milieu: une sorte d'anticipation de ce qui sera le point de bascule du film.
Les Outlaws, qui existent encore et risquaient d'objecter, ont été ici rebaptisés Vandals, et le décor paraît décidément plus rural que les suburbs de Chicago originels. Au début, il y a encore une sorte d'innocence dans le récit de cette princesse attirée par un loubard. Puis celui-ci s'inscrit dans une chronique plus vaste de comment le chef-fondateur de la bande, le charismatique Johnny (Tom Hardy), commence à faire des émules à travers le pays. Rien de bien spectaculaire, en somme. Il s'agit pour l'essentiel de jeunes gens de la classe ouvrière plus ou moins en rupture avec les valeurs dominantes de la société et qui se sont trouvé là une sorte de famille.
Certains ont un job stable et sont même mariés, mais ce n'est clairement pas la majorité. Pour l'essentiel, les bikeriders (c'était le mot à l'époque, avant que bikers ne prenne le dessus) passent leur temps à bichonner et personnaliser leurs grosses cylindrées quand ils ne prennent pas la route en meute ou organisent des courses-pique-nique. Ils portent aussi une insigne à poignards et tête de mort sur leur blouson de cuir et traînent beaucoup dans les bars, avec un net penchant pour la bière. Ils ne sont pas bien méchants, mais ce sont clairement des durs. N'allez pas leur chercher noise, mal pourrait vous en prendre...
Vers une impasse
Du milieu des années 1960 au début des années 1970, un glissement s'opère cependant, qui échappe en partie au chroniqueur Danny (Mike Faist, de West Side Story et Challengers). Des vétérans du Vietnam amènent leurs problèmes et d'autres nouveaux venus semblent plus portés sur la violence et le crime organisé que le maintien de règles et d'une saine camaraderie. Tandis que la rixe du début avec des rednecks met Benny hors-jeu pour un moment, un jeune simplement appelé Kid cherche à se faire admettre dans la bande. Débouté par Johnny, il pourrait bien revenir contester son autorité. Quant à Kathy, elle en a assez et n'aura de cesse de sortir son Benny de là, avec les inévitables étincelles que cela suppose.
«J'aurais voulu qu'il change», reconnaît-elle, comme n'importe quelle épouse parlant de son mari. Et comment lui donner tort? Car il faut avouer que cette «contre-culture» paraît vite terriblement limitée, sans la moindre possibilité d'évoluer, de grandir tant intellectuellement que spirituellement. Venus là en quête de liberté, pour fuir d'autres carcans, ces marginaux ne tendent qu'à devenir des caricatures d'eux-mêmes. Avant même les luttes de pouvoir intrinsèques à toute bande et la dérive vers des activités illicites (drogue, prostitution, braquages, viols, etc., pour finir évoqués mais pas montrés), on devine déjà l'impasse.
Mais est-ce bien le cinéaste, soucieux de ne pas rendre ses protagonistes antipathiques, qui le suggère? Ou est-ce plutôt une pointe d'ennui qui s'installe peu à peu en leur compagnie? En effet, ils restent tous bien peu définis, guère plus personnalisés que les engins qu'ils enfourchent. Et trop isolés du reste de la société. Les acteurs font ce qu'ils peuvent, mais il y a des limites. D'ailleurs, tous ne sont pas des plus crédibles. Au-delà de son accent très étudié, l'Anglaise Jodie Comer (The Last Duel, de Ridley Scott) paraît ainsi un peu trop classe et âgée pour son rôle. Et que dire de son compatriote Tom Hardy, rarement très convaincant, qui «brandoïse» à mort? C'est encore Austin Butler (l'Elvis de Baz Luhrmann) qui s'en tire le mieux avec son personnage nihiliste mi-attachant mi-inquiétant de Benny, clairement dangereux ne serait-ce que pour lui-même.
Un film trop propret?
Qui aurait lu le reportage contemporain de Hunter S. Thompson sur les Hell's Angels de la côte Ouest ou vu d'autres biker movies sales, bêtes et méchants de l'époque (Hell's Angels '69, Angel Unchained, The Hard Ride, etc.) sera aussi frappé par l'aspect finalement très propret de ces Bikeriders. Pour réablir la vérité après trop d'exploitation sensationnaliste? Ou simple auto-censure de la part d'un cinéaste pas franchement attiré par ce milieu? Un seul monologue de Michael Shannon (son acteur fétiche au rôle cette fois très en retrait) pour rappeler les accointances néofascistes d'une large frange de ces autoproclamés hors-la-loi ou vandales, c'est bien peu, même si les clubs officiels s'en sont toujours défendus. Et en tant que spectateur, on en vient à regretter que la partie du déclin ne soit pas plus dramatique.
Mais Jeff Nichols est un drôle d'oiseau. Comme nombre de collègues tels que James Gray, Bennett Miller ou Sean Durkin, il s'inscrit dans une certaine tradition d'indépendance réaliste et critique tout en opérant un retour à un certain classicisme hollywoodien. Ce n'est sans doute pas par hasard que sa seule citation explicite soit The Wild One avec Brando, aperçu à la TV... Quant à la narration en voix off, avec sa «naïveté poétique», elle paraît si évidemment calquée sur celles – assurément géniales – des premiers films de Terrence Malick, Badlands et Days of Heaven, que cela en devient gênant.
Malgré un joli épilogue qui retrouve le couple Kathy-Benny en Floride, l'ensemble laisse donc un sentiment d'inabouti. Où il revient à l'esprit qu'à l'exception de Take Shelter, tous les autres films de Nichols manquaient déjà soit de profondeur soit de mystère. Peut-être qu'avec un sujet plus inspirant que ces gros machos violents (du moins potentiellement), pollueurs (un impensé de l'époque) et bas de plafond...
«The Bikeriders», de Jeff Nichols (Etats-Unis, 2024), avec Jodie Comer, Austin Butler, Tom Hardy, Michael Shannon, Mike Faist, Boyd Holbrook, Norman Reedus, Will Oldham. 1h56
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