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Culture / Une enfance heureuse à la cure de Pailly dans le Gros-de-Vaud


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Dans «Arpenté», livre tour de force au niveau du rythme, du mouvement et dans son économie de moyens, Alain Freudiger, en un long traveling à travers ses lieux d’enfance, explore une géographie fondatrice, les expériences qui y prennent corps, et confie l’illumination de la découverte de soi-même et de ses origines.



Il s’agit donc de cartographier une enfance, qui s’est passée dans la plaine agricole du Gros-de-Vaud, en milieu rural protestant, à Pailly, Oppens, Orzens, non loin d’Yverdon.

Temps et lieu

Le schéma de départ est spatial et déroule des lieux et des sensations à partir d’un plan non pas  linéaire mais en spirale et avec divers reliefs. Un parcours, la reconstitution d’un paysage avec ses hauts, ses bas, ses impressions sonores, visuelles, tactiles, ses zones de brouillard. La laiterie, les ponts de grange typiques de son «petit coin de terre vaudoise», le tas de fumier avec sa planche en bois qui permet à la brouette de passer dessus, la remorque à lisier, la fosse à purin, le convoyeur, tapis roulant, avec au centre du village, solide et massive, une grande fontaine de campagne à deux bassins.

Le sol

Cela commence par le sol parce que l’on passe beaucoup de temps au sol lorsqu’on est un petit enfant. On ne sait pas encore marcher, on se fatigue vite, on tombe, et la vue est plus courte. Il y a cette myopie enfantine, on regarde le proche, ce qu’on trouve sous la main, ce qu’on tâte, et puis à partir de ce point de vue, petit à petit la vue se développe et on voit l’environnement de manière un peu plus large mais toujours à partir d’un point très précis du sol. Au début donc, pour l'auteur, tout est sol et rien que sol, sol de l’enfance, sol socle. Il commence par décrire ce sol là où il est le plus dur, la route goudronnée, goudron et gravillons mêlés, son odeur forte, puis il passe au sable, à l’herbe, à la terre sèche ou boueuse, au gravier, au parquet, aux dalles, au tapis, aux couvertures. Oui, il s’agit d’arpenter ce territoire, et ce défilement va se retrouver dans l’écriture et avec le mouvement, ce détachement, cette impression de glisser sur les choses. Il s’agit aussi de prendre conscience de l’immensité de ce qui nous entoure, de la distance entre deux poteaux d’un but de football. 

Son style

Plus intéressé par la vérité des sensations, des impressions, des sens, des perceptions que par celle des souvenirs, Alain Freudiger effeuille, effleure, prend son temps, ne brûle pas les étapes et use d’une grande précision dans l’usage du vocabulaire, et de peu de qualificatifs. C’est très fluide et pour ce faire, il n’y a pas de chapitres. Son travail est triple: il parcourt mentalement sa propre mémoire par l’écriture: tous ses lieux, ses maisons, ses chemins, ses bois, ses champs. Ensuite après ce premier jet, il consulte un certain nombre de photographies, non seulement de son enfance mais aussi de la région à cette époque-là, et a quelques discussions avec des proches et des gens qui ont vécu là-bas, non pour vérifier tel ou tel détail mais pour faire sauter des verrous mémoriels, pour s’ouvrir à de nouvelles choses. 

Le vocabulaire

L’un des enjeux du livre était d’arriver à une grande précision dans le vocabulaire, pour retrouver  ces sensations d’enfant, ces finesses tactiles, olfactives, ces perceptions, ces émotions. Nanti d’une très bonne mémoire, il remonte donc le fleuve de cette enfance pour décrire précisément ce moment où pour lui, entre ses quatre et sept ans, tout était neuf.

Temps où chaque paysage, chaque situation, chaque personnage,  animal, plante, tout était l’objet d’un étonnement, d’une impression plus ou moins forte. 

Le père

Un grand l’ennuie, son père lui dit qu’il se venge parce qu’il n’aime pas le catéchisme car, oui, son père est pasteur. Ce père explique aussi qu’on ne peut dire ni «nom de Dieu», ni «j’adore le chocolat», qu’on ne doit pas jurer et qu’il n’y a que Dieu qu’on adore. Ce père qui regardait toujours ses fils avec bienveillance et qui leur lit chaque soir un chapitre de l’Iliade ou de l’Odyssée. Néanmoins, le soir, avant d’aller dormir, tout est agité, alors, tous ensemble, ils chantent d’une voix très douce une chanson au pouvoir apaisant:

Demeure par ta grâce, Avec nous Dieu sauveur!

Quoi que l’Ennemi fasse, Protège notre cœur 

Le corps, les mouvements, les seuils

Le corps est bien là et les blessures font partie de la vie de tous les jours. A un moment, il y a la morsure par un chien, la blessure qui pourrit et les croûtes, qui peu à peu se détachent, les ecchymoses, les entailles, le corps griffé par les ronces, le corps qui change de forme après avoir été piqué par un insecte ou par la pointe en silice des orties se plantant comme une aiguille dans l'épiderme. 

Rien d’aérien ou d’évaporé, il y a incarnation. La dynamique de l’écriture est mouvement car l’auteur est très sensible à l’oralité, au rythme, au côté marcheur. Il accorde une grande importance aussi aux seuils, au fait de les franchir, de passer d’un lieu à l’autre, d’un extérieur à un intérieur, d’un chemin à une route, d’un bois à un pré, de toutes les perceptions et des effets de surprise. 

Les animaux et les plantes

Il insiste également sur l’importance des animaux, les abeilles, les chiens, les corneilles, les taupes, les hérissons écrasés au bord de la route, les oies, le dindon qui fait peur, les vaches qui traversent le village, les coccinelles, les chenilles, les vertes et les brunes, les poux, les chevaux, les chèvres, les moutons.

Et le champ de maïs avec ses innombrables couloirs qui avancent à l’infini et qui cachent les enfants de tous les regards. Les bottes de paille, le seigle, le blé, l’orge. Et dans les bois, surgit un ruisseau, des branches moussues, le bruit de l’écoulement, doux, calme, léger, persistant, les pissenlits, les marguerites, les pâquerettes, le bouton d’or – simplicité, le platane, le sureau, les peupliers sur la place centrale, le cyprès.

Le côté pop

Le chewing-gum, les Lego, les cigarettes filtres, les jeux électroniques avec leur écran à cristaux liquides, une maquette d’avion. L'auteur, enfant, reconnaît très bien les voitures, sait différencier très tôt une Mini Cooper d’une Alfa Roméo, et il est admiré par les adultes pour cela. Une petite poignée de dessinateurs, cinéastes ou groupes, Agnès Rosenstiehl, Yves Yersin, Etienne Delessert, Jörg Müller, les Forbans ou Téléphone, la télévision – où on la place dans la maison, dans quelle position on se met pour la regarder, son premier film: La Grande Vadrouille

Les autres enfants

Chacun a son caractère. Chez Yves, les tracteurs, chez les Lenz, l’atelier de réparation de voitures, chez Stéphane, après avoir passé le rideau de lamelles plastiques jaune-verte-rose-brune-orange-turquoise, le tapis doux et la table basse.

Le bonheur

Partout où il y a un chemin à deux sillons, à l’orée d’une forêt, il est chez lui, dit-il. La question du paradis, du bonheur, n’est pas liée à des événements, à une exaltation. C’est un bonheur animiste qui est décrit en termes de lumières, de sons, de sensations, et qui n’a pas vocation à durer, qui ne s’appesantit pas. Un rai de lumière, ses millions de grains de poussière, apportant une vague idée cosmique. 

Ce bonheur est à l’échelle des choses et des événements, petit. Ce n’est pas le paradis perdu. Oui, s’il y a une mélodie dans ce livre, c’est celle du bonheur, d’un bonheur calme, tendre et paisible.

Le moulin du village, l’endroit le plus paradisiaque de sa prime enfance, dit-il – un bassin en pierre plein d’eau dans lequel les enfants peuvent se baigner en jouant avec des chambres à air. 

Au soir tombant, en rentrant au crépuscule, après le portail toujours ouvert, être accueilli par les lumières jaunes aux fenêtres, par une chaleureuse image d’un foyer chaud et lumineux, oui, accueilli par le père ou la mère. Heureux les pacifiques. Un jour, il dit à son petit frère de manger une feuille d’ortie, celui-ci le fait, il ne se passe rien mais l’auteur, ébranlé par cette obéissance aveugle, ne lui fera plus jamais de semblable sale coup.

Il écrit aussi qu’au village, il y a peu de classes sociales, que les enfants sont sur une même ligne d’égalité, qu’il n’y a pas de différence entre fils de paysan et fils de notable local. 

Le paradis d'avant la Chute

Ce qui importe, c’est de grandir, de bouger, de découvrir, d’aimer, bref de vivre. Oui, en un étonnant coup de maître, Alain Freudiger nous décrit tout simplement sa jouissance à être.

Nous ne sommes pas sur le chemin de Damas, il n’y a pas de rédemption, il n’y a pas eu de Chute mais au contraire, conquête de la station verticale. Ce n’est pas l’enfance de tout un chacun. Aux uns, une pente douce, aux autres, des montagnes russes, peu ont eu un rapport aussi harmonieux à leur fratries, peu ont été aussi aimés par leurs parents et moins encore se sentaient les égaux de tous. C’est bien là qu’est le tour de force d’Alain Freudiger. Avec lui, nous sommes dans le paradis de Jérôme Bosch, chez le Breughel de La Chute d’Icare. Mais l’enfer et l’occupation espagnole, cela sera pour une autre fois. Nous sommes dans la campagne romande au début des années 80 et dans les derniers temps heureux de l’histoire de l’humanité. Juste avant l’arrivée massive de la microinformatique, des séries HBO et du réchauffement climatique.


«Arpenté», Alain Freudiger, Editions La Baconnière, 152 pages.

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