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Culture

Culture / Un ultime constat de la déliquescence totale de ce monde

Yves Tenret

3 novembre 2020

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Les éditions la Grange Batelière publient «Les coulisses du naufrage» de Daniel Denevert. Il s'agit de courts articles parus entre 2010 et 2015, anonymement, dans un éphémère journal. Constats acides et caustiques des impasses climatiques, environnementales, énergétiques et biologiques.



Les éditions la Grange Batelière qui ont étés fondées pour sauver l’imprimerie du même nom, livrent chaque année un  ou deux textes inédits. Chaque tirage est limité  et sa sortie est fêtée par une soirée conviviale avec les souscripteurs. Après avoir publié en 2018, Dérider le désert de Daniel Denevert, un recueil de textes écrits entre 1980 et 2015, elles réitèrent aujourd’hui  avec Les coulisses du naufrage, du même auteur.

Chroniques d’un baby-boomer

Bien connu de tous les afficionados de l’ultime avant-garde de l’Occident,  celle qui voulait unir avant-garde artistique et politique, l’Internationale situationniste, Daniel Denevert est l’homme qui a révélé en le publiant, en 1974, le fameux Débat d’orientation au sein de l’ex-Internationale Situationniste, un ouvrage qui était composé de l’ensemble de la correspondance interne échangée entre les membres de l’Internationale Situationniste, entre les années 1968 et 1972, et qui, en révélant  ainsi publiquement les manœuvres des uns des autres, rendit impossible sa continuation de l’I. S. et sonna donc  l’heure de sa fin. Ensuite, après avoir écrit et publié trois brochures, telle que, en 1973,  Théorie de la misère, misère de la théorie, dans le style de l’époque, un jargon marxisant et sclérosé, il disparut de la scène publique et il s’en explique longuement dans un long et passionnant entretien publié à la fin de son nouveau livre, Les coulisses du naufrage,  racontant n’avoir presque rien écrit au cours des décennies 1980 et 1990.

Et à rebours de toute sa génération qui est si narcissique, il avoue par ailleurs qu’il aime et cultive la discrétion, l’ombre, l’anonymat, qu’il s’y sent chez lui et que c’est cela qui lui permet de cultiver une certaine authenticité dans les relations qu’il entretient. «Lorsqu’on considère combien il est en fait difficile de conserver au cours de sa vie une petite poignée de vrais amis, cette course compulsive à la notoriété, cette fascination générale pour les vedettes et le vedettariat, n’expriment qu’une peur panique devant la sensation de vide que cette civilisation moribonde creuse derrière elle, durant une agonie qui n’en finit plus», dit-il. Depuis ses trente ans donc, il cultive son jardin et des amitiés qui contribuent à lui rendre la vie plus douce, la pensée plus juste et plus solide, les actions plus pertinentes.

Les erreurs d'une génération

Ce livre témoigne d’une démarche de révolte entamée à  l’adolescence qui aura peu varié au fil des années, d’un parcours dans une époque dont le souvenir est en train de s’estomper. En voulant prédire ce qui va arriver, il s’est souvent trompé et  toute sa génération avec lui, reconnait-il. Personne parmi eux n’avait vu venir l’implosion brutale du bloc soviétique et personne n’a réellement mesuré que la Chine allait devenir l’usine du monde et que l’Occident renoncerait à tout son tissu industriel, à ses usines chimiques comme à ses aciéries. Il faut toute la vanité de l’Occident et avoir oublié la fameuse dialectique du maître et de l’esclave et pour s’imaginer qu’un Chinois à qui l’on confie la charge technique de produire tous les biens essentiels restera longtemps votre obligé, énonce-t-il magistralement.

Daniel Denevert a publié entre 2010 et 2015 anonymement cette série d’articles dans Le Communard, une éphémère publication locale du plateau de Millevaches, lieu sis dans la montagne limousine et ayant connu son heure de gloire avec l’affaire dite de Tarnac, un groupe d’ultragauche, dont Julien Coupat et Ydsinue Lévy, soupçonné d’avoir saboté des caténaires de train en 2008 et qui sera définitivement innocenté en 2018. Ces textes  sont sans concession vis-à-vis des nouvelles formes d’oppositions, leur reprochant l’infini morcellement des luttes qui empêche de penser leur unité, et surtout leurs incompatibilités, la juxtaposition de niches contestataires, secteur par secteur, sujet par sujet,  leur côté parcellaire, non violent, etc.  «A la faveur d’un immobilier "pas cher" et des progrès du "haut débit", une frange de gens arrivés des villes, grisés de verdure et d’"authenticité", y remplace les autochtones qui se sont effacés, emportant avec eux la fameuse "culture paysanne", c’est-à-dire de riches savoir-faire, un imparable sens de l’observation, un mode de vie plutôt frugal, et ce qu’il faut bien appeler aussi une forme particulièrement épaisse de connerie», écrit-il. Il est d’ailleurs comique, ajoute-t-il de voir la gêne de ces contestataires lorsqu’un soulèvement a effectivement lieu, leur façon de se boucher le nez devant les "gilets jaunes" par exemple.

Constats acides et caustiques

Ces courts articles, publiés auparavant dans Le Communard, contiennent une série de constats acides et caustiques, de formules cinglantes, toutes d’ironie retenue, le diagnostic est sans appel. Ce monde crépusculaire, obsédé par le secret et les complots, ne cachera jamais rien de pire que ce qu’il révèle au grand jour et le système ne périra pas par la violence de ceux qui le contestent mais comme feu l’Union soviétique, il va s’écrouler de lui-même, à cause de la déresponsabilisation de tous et l’incompétence massive de nos dirigeants. Un peuple devenu indifférent à tout sauf à sa propre survie, qui enjambe son semblable pour son rendre à son petit travail et qui reste tout autant indifférent à ceux qui se noient en mer devant sa porte, n’a-t-il pas avec le Covid ce qu’il mérite?, demande-t-il dans l'avant-propos de son livre.

Il constate qu’on assiste à un empilement d’impasses, climatiques, environnementales, énergétiques, biologiques, de catastrophes type explosion de produits chimiques à l’usine Lubrizol de Rouen, celle de Bhopal, de Seveso, de l’usine AZF à Toulouse, au fiasco des EPR, réacteur nucléaire et projet cauchemardesque et à, dans le parc nucléaire existant, trois incidents significatifs en 2019, nécessitant des interventions importantes, contre zéro en 2018. De même, pour le Covid, au-delà de la couverture anxiogène des médias, les spéculations sur son origine, dit-il, sont sans intérêt, car ce qui compte, c’est qu’elle a rencontré l’environnement mondial adéquat, capable de relayer et de généraliser la contamination.

Bref, un livre nécessaire, viril et lucide – indispensable donc!


Daniel Denevert, Les coulisses du naufrage, La Grange Batelière Editeur, 128 pages

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