Culture / D'amour et d'encre
Aujourd’hui, on connaît surtout Frédéric Pajak pour ses livres. Mais son amour pour les journaux ne date pas d'hier, voilà cinquante ans qu’il en fait. Sa dernière création est une revue, «L’Amour», dont le premier numéro vient de paraître. «J’aime les journaux qui ne ressemblent pas à des journaux, qui ont des airs d’expérimentations, de préférence éphémères», explique-t-il dans son éditorial.
Ceux qui l’ont mal connu dans les années 70 à Lausanne n’auraient pas parié qu’un jour Frédéric Pajak ferait une revue ayant pour nom L’Amour. Ses journaux d'alors s’appelaient Barbarie, Nous n’avons rien à perdre, La guerre sociale… Les babas cool ne voyaient chez lui ni peace ni love, sur leurs murailles idéologiques les gauchistes le peignaient en diable nihiliste plutôt qu’en angelot marxiste-léniniste.
Pourtant, Pajak aimait déjà l’amour, à sa manière, pudique mais résolue. D’ailleurs, les nombreux journaux qu’il a créés en sont une manifestation. A chaque fois, au-delà de la théorie, au-delà de la forme, il y a de l’affect aux manettes, c’est-à-dire un état d’âme, une pulsion, des sentiments. A chaque fois, des amis réunis, des passions. De l’amour donc. Et donc aussi parfois des ruptures et des chagrins d’amitié.
Frédéric Pajak aime l’amitié. Dans l’éditorial du numéro 1 de L’Amour, il explique que cette revue est née un soir où il buvait plus que de raison avec Mix & Remix dans «un pub cafardeux». «"Et si nous faisions un nouveau journal? ", lança Philippe, exalté par l’alcool. (…) Je lui proposai un titre: L’Amour. Il éclata de rire: "Oui, nous pourrions faire L’Amour! "». Ensuite, Philippe Becquelin est mort, et aujourd’hui Pajak fait L’Amour pour «affirmer que tout est encore possible. La vie, l’art, la poésie réclament de nouveaux partisans: ceux-ci, comme dans l’auberge espagnole, mettent en partage ce qu’ils ont. C’est aussi ça, L’Amour.»
Du sens sur les murs de la caverne
Pour le premier numéro de cette nouvelle revue il a, comme d’habitude, réuni des amis, certains de très longue date.
Il y a des illustrations de El Roto, Noyau, Joël Person, Pat Noser, Muzo, Bosc, Brad Holland, Martial Leiter, Topor, Aurélie William-Levaux, Micaël, Alexandra Roussopoulos, Jean-Baptiste Sécheret, Bessompière, Corinne Véret-Collin, Stéphane Trapier, R.O. Blechman, Sylvie Fajfrowska, Anna Sommer, Anne Gorouben, Sempé, Mix & Remix, Mayen. Des inédits de Chaval. Une bande-dessinée de Volken, scénarisée par Pajak: Les éphémères. Rien de convenu: des surprises, des effrois, des rires, des interrogations, de l’excitation. Du sens sur les murs de la caverne.
Les textes, eux, sont signés, par ordre d’apparition: Frédéric Pajak, Michel Thévoz, Philippe Garnier, Marc-Emile Thinez, Julie Bouvard, Matthieu Gounelle, Paul Nizon, Aurélie William-Lavaux, Bessompière, Fernando Arrabal, Jacqueline Merville, Nicolas Raboud, Delfeil de Ton, Frédéric Ciriez, Iris Desbordes, Renaud Ego, Frédéric Schiffter, Jean-Noël Orengo, Patrice Jean, Sandrine Pot, Dimitri Bortnikov. Ils sont tous d’actualité. Pas celle, illusoire, que distillent les médias, plutôt la nôtre, l’intime; cette infime actualité qui nous sert de boussole, qui nous sert à être un peu dans si peu de réalité.
Il n’est pas de sauveur suprême, et après le bobo, voilà le mimi
Vous ferez comme vous voulez, moi j’ai particulièrement aimé les textes de Michel Thévoz et de Julie Bouvard. Celui de Thévoz, A bas le chef, vivre l’orchestre!, est un encouragement à se passer de chef, en tout, partout, pour tout. C’est un texte subversif: «J’aime l’idée qu’un jour, le premier violon d’un ensemble symphonique, au moment le plus intense du concert, et à la stupéfaction du chef d’orchestre, s’arrête de jouer, qu’il quitte la scène, qu’il quitte l’orchestre, qu’il quitte sa carrière, sa femme, son avoir, la société, l’Occident…» Non, il n’est pas de sauveur suprême.
Dans Après le bobo ou Petite généalogie de l’insensibilité, Julie Bouvard dissèque en entomologiste si parfaitement cruelle «cette vaste ménagerie humaine qu’est Paris». Son étude dépasse bien sûr la ceinture périphérique de la capitale française et s’applique à toutes les grandes villes occidentales – aux petites aussi, il y a des exemples. A côté du bourgeois-bohème, Julie Bouvard a découvert une nouvelle espèce: le mimi, le mignon-misère. «Contrairement au bobo, le mimi n’a pas beaucoup d’argent, si ce n’est pas du tout. (…) Et contrairement au bobo sadique, le mimi est un ravi.» Julie Bouvard ne se moque pas, elle n’est ni humoriste ni chroniqueuse sur France Inter. Elle observe et décrit: «A ce petit monde, ce n’est pas même leur propre personne qui sert de pivot, mais l’image qu’ils se veulent avoir d’elle. (…) Le monde intérieur du nouvel homme, c’est un gigantesque miroir circulaire fermé sur lui-même.» Un monde insensible «fossilisé dans l’indifférence.» Il faut le voir mieux pour ne plus y croire.
«J’aime les journaux qui ne ressemblent pas à des journaux, qui ont des airs d’expérimentations, de préférence éphémères», explique Frédéric Pajak. Peut-être aime-t-il surtout réunir des gens pour les faire. Des gens qui vivent d'encre et d'amour, d'encre fraîche et de l'amour qu'on fait.
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