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Culture / Honorer un patrimoine visionnaire


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A l'occasion de l'inauguration du centre de recherche et d'archivage cinématographique de Penthaz, qui aura lieu les 6 et 7 septembre prochains, Bon pour la tête s'est entretenu avec Frédéric Maire, directeur de la Cinémathèque suisse, qui livre ses analyses entre deux sauts dans le temps.




Emmanuel Deonna

Chercheur en sciences sociales, journaliste indépendant et Président de la Commission Migration, intégration et Genève internationale


Le Festival du film de Locarno a rendu hommage au fondateur de la Cinémathèque suisse Freddy Buache, historien et critique de cinéma mondialement connu, disparu très récemment, par la projection sur la Piazza Grande du court-métrage de Jean-Luc Godard Lettre à Freddy Buache (1982). Trois versions restaurées de classiques du nouveau cinéma suisse, Charles Mort ou Vif d’Alain Tanner (1969), Le Grand Soir de Francis Reusser (1976) et Grauzone de Fredi M. Murer (1979) ont aussi été présentées par la Cinémathèque suisse durant le Festival. Enfin, Fredi M. Murer y a reçu un Léopard d’honneur pour l’ensemble de sa carrière. L’occasion d’évoquer avec Frédéric Maire, directeur de la Cinémathèque suisse, quelques œuvres emblématiques du nouveau cinéma suisse ainsi que les missions de son institution à l’heure où l’on inaugure le nouveau centre de recherche et d’archivage de Penthaz.

Fredi M. Murer - Pardo a la Carriera, Locarno 2019. © Locarno Film Festival/Massimo Pedrazzini

BPLT: Pouvez-vous nous expliquer l’importance des films Charles Mort ou Vif (1969) d’Alain Tanner, Le Grand soir (1976) de Francis Reusser et Grauzone (1979) de Fredi M. Murer?

F.M: Charles mort ou vif est un film d’une grande modernité. Pendant sa projection locarnaise, une partie du public a applaudi une tirade de François Simon sur des questions écologiques qui apparaissent plus que pertinentes cinquante ans plus tard. Un autre moment fort du film est celui où il est question des résultats de la votation sur le droit de vote des femmes. A cette époque, il s’agissait de «science-fiction» car l’octroi du vote aux femmes n’avait pas encore eu lieu! Pour arriver à conserver l’original, il était indispensable d’effectuer un travail de restauration. A l’époque, le 16mm était gonflé en 35mm. Les copies sont charbonneuses, avec une perte de netteté due à leur duplication.

Charles Mort ou Vif a été l’une des premières sélections suisses au Festival de Cannes où il a été présenté à la Semaine de la critique. Il a remporté la même année, en 1969, le Léopard d’Or à Locarno. Ce fut la première récompense dans sa patrie pour Alain Tanner. A l’époque, le Festival était dirigé par Freddy Buache et Sandro Bianconi. C’est l’expression du nouveau cinéma suisse naissant. On y trouve Jean-Luc Bideau et Francis Reusser dans des rôles d’infirmiers imbuvables. Quant à Francis Reusser, nous avons présenté cette année Le Grand Soir. Reusser a fait Mai 68. Il a réalisé des cinés-tract. Il le dit volontiers, il était Mao-spontex. Reusser présentait pour sa part son film Vive la mort à la Semaine des réalisateurs de Cannes qui venait d’éclore en même temps que Tanner présentait Charles Mort ou Vif à la Semaine de la critique.

Huit ans plus tard, Francis Reusser tourne avec Le Grand Soir un film-réflexion à propos de ce qu’a été 68 et de ses désillusions. C’est un film charnière absolument passionnant et remarquable. Charles mort ou vif et Le Grand Soir sont deux films sur 68. Ils sont l’expression du même mouvement initial, mais vu d’une façon un peu différente.

En miroir de Charles mort ou vif, Grauzone de Fredi M. Murer est un film prophétique. Il s’agit d’une préfiguration de l’affaire des fiches. On ne connaissait pourtant pas encore l’ampleur du contrôle mené par la Confédération sur ses propres citoyens. C’est une critique extrêmement forte de la société répressive du contrôle d’alors. Le film montre cette idée de révolte qui va aboutir au mouvement Züri Brennt dans les années suivantes.

Olga Piazza dans Grauzone de Fredi M. Murer. © Collection Cinémathèque suisse

Les individus se sentent dans cette zone grise de contrôle absolu, dans laquelle ils n’ont pas le droit à la liberté, à la culture, à l’amour. Cependant, on connaît plutôt Fredi M. Murer pour son lien à la nature. Höhenfeuer, son chef-d’œuvre, a marqué les esprits. Parce qu’il a réalisé aussi Wir Bergler sind nicht schuld dass wir eigentlich da sind, Grüneberg ou Vollmond qui sont tous des films liés à la nature et à la réflexion écologique. On oublie ainsi que Murer est un des plus puissants cinéastes de l’enfermement urbain, à l’instar de Grauzone qui est un chef-d’œuvre absolu.

Les nouveaux cinéastes suisses manifestaient beaucoup de courage et d’indépendance d’esprit, car ils évoluaient dans un contexte culturel et commercial, suisse et international, peu favorable.

Ce nouveau cinéma suisse naît en effet d’une volonté de liberté extrêmement grande. Cependant, il ne faut pas confondre la Suisse allemande et la Suisse romande. Suisse allemands et Suisse romands se sont alliés pour qu’on aboutisse à la première loi sur le cinéma, adoptée par la Confédération en 1963. Les Alémaniques et les Romands se parlaient. Freddy Buache était là pour les aider et les accompagner. Les Apprentis de Tanner, présenté en 1964 pour le pavillon suisse, est produit par deux Alémaniques, Reni Martens et Walter Marti. Mais il n’empêche que les conditions ne sont pas les mêmes d’un côté et de l’autre de la Sarine. Les cinéastes alémaniques travaillent dans une totale révolte et indépendance par rapport à un establishment qui est beaucoup plus dur du côté de Zurich que du côté romand. En Suisse alémanique, il y a une industrie du cinéma, avec la Praesens Film, la Gloria Film, etc. Or, les nouveaux cinéastes alémaniques veulent faire un cinéma totalement indépendant, libre. Ils y parviennent notamment via le documentaire d’Alexandre Seiler, Siamo Italiani, qui évoque l’émigration italienne en Suisse et le travail des saisonniers.

Il n’y a pas de cinéma à l’époque en Suisse romande. Les romands, à l’instar de Tanner, Soutter et Goretta, travaillent eux pour la télévision, Ils créent leur cinéma en alternant documentaires et fictions autonomes réalisés avec le soutien de la télévision. Le Groupe 5 se fonde grâce à un financement garanti par la télévision romande de 50'000 francs par film. Cela ne va pas être le cas en Suisse alémanique. Là-bas, les nouveaux cinéastes sont vus comme des dangers publics. Contrairement à Tanner, Goretta et Reusser qui seront célébrés par exemple à Cannes, le nouveau cinéma alémanique aura de la peine à s’affirmer à l’international. L’Exposition nationale de 1964 va être un déclencheur de créativité. Les Apprentis de Tanner y sera montré. On pouvait y voir aussi la fameuse installation/projection des films d’Henri Brandt, La Suisse s’interroge. Un progressisme des salles et du public se fait jour plus rapidement en Suisse romande qu’en Suisse allemande. En Suisse italienne, le Festival de Locarno détient le monopole. Il vit sa révolution en 1967 quand Freddy Buache et Sandro Bianconi reprennent la direction. On y présente une programmation pointue des nouvelles vagues du monde entier. Quant aux cinéastes tessinois, ils n’existent presque pas à ce moment-là. Renato Berta a travaillé en Suisse, en Allemagne et en Italie. D’origine alémanique, mais vivant au Tessin, Villi Hermann est le premier Tessinois qui remporte un Léopard d’argent en 1977 avec son film San Gottardo. Présenté dans sa version restaurée par la Cinémathèque suisse il y a deux ans à Locarno, ce film traite de l’exploitation des deux tunnels du Gothard, le ferroviaire de 1900 et le routier d’aujourd’hui.

Sur quel terreau artistique et intellectuel a émergé l’œuvre de Fredi M. Murer?

Une très grande créativité régnait au niveau alémanique dans les années 1960. Murer est un des cinéastes les plus intéressants car il était aussi l’un des plus expérimentaux. Il a cherché à se démarquer du cinéma dominant de l’époque américain et alémanique. Ce dernier était représenté par le Heimat Film, avec ses déclinaisons bucoliques comme Uli der Knecht, Uli der Pächter, Heidi, Heidi und Peter de Franz Schnyder, Les nouveaux cinéastes alémaniques voulaient s’extraire de ce modèle. On se référait à la Suisse de l’accueil du mouvement Dada, au ferment culturel de l’entre-deux-guerres. Ce dernier s’était effrité, car les artistes étaient repartis aux Etats-Unis ou étaient parfois même retournés en Allemagne après la Seconde Guerre mondiale. D’un autre côté, il y avait les 'artistes intérieurs'. Ces personnes ont été rejetées ou internées de force, comme Armand Schulthess et Adolf Wölfli. Ils ont fini dans des asiles et ils ont été filmés, que ce soit par Fredi M. Murer ou par d’autres, comme Hans-Ulrich Schlumpf. Un des films très emblématiques pour la période est Vision of a blind man de Fredi M. Murer. Il a été filmé dans la ville de Zurich uniquement au son. L’idée était de montrer la ville telle qu’on la perçoit si on l’écoute sans la voir.

Alexandre J. Seiler, Reni Mertens, Walter Marti et Jürg Hassler ont réalisé des films en marge. Mais ils vont trouver plus tard d’autres débouchés. Les Romands, eux, pouvaient réaliser des films dans des conditions meilleures, non seulement parce qu’ils travaillent à la télévision, mais parce qu’ils utilisent son matériel. Cette interaction entre le cinéma et le petit écran a eu une influence créative très importante. Les Alémaniques étaient, pour ainsi dire, dans un ghetto qui les empêchait de montrer des films. Dans ce contexte, il est très important d’évoquer le Festival du film de Soleure, qui démarre en 1966. Les Journées cinématographiques donnèrent une visibilité à des films expérimentaux de Suisse alémanique invisibles jusqu’alors. Elles ont joué un rôle essentiel de ciment de la profession.

Revenons au travail de Murer. Une nostalgie de l’enfance anime-t-elle son œuvre? Peut-on la comparer avec celle des cinéastes romands du Groupe 5?

Murer explore la ville. En même temps, il va très vite aussi interroger des montagnards. Il va faire ce grand écart que très peu de gens ont effectué, car les cinéastes de la nouvelle vague sont foncièrement des cinéastes urbains. Leur perception est celle de la ville déshumanisée.

Cependant, Murer ne regarde pas les paysans comme les regarde, par exemple, la cinéaste Jacqueline Veuve. Ses héros sont comme des personnages de légende: mythiques, qui vont au-delà de leur identité contextuelle. Sa caméra ouvre à quelque chose d’universel. Il n’enferme pas ses personnages dans un cadre ethnographique trop restreint. Je rapprocherais Murer d’un cinéaste comme Jean Rouch, à l’instar de l’esprit qui prévaut dans les fiction-documentaires que ce dernier a construit avec ses camarades africains.

Quant à la nostalgie pour l’enfance, elle s’affirme chez Murer après Hohenfeuer. En effet, dans ce dernier, le rapport à l'enfance est pénible et compliqué. Vitus et Vollmond sont cependant certainement des expressions d’un retour à l’enfance. Vollmond affirme que ce sont les enfants qui vont sauver le monde de son autodestruction.  Par rapport aux cinéastes du Groupe 5, il va plus loin. Alain Tanner est très politique. Beaucoup de choses passent chez lui par le langage. Il travaille et se pose des questions ici et maintenant. Il n’utilise pas une vision de type dystopique comme Murer pour arriver à ses fins. Ensuite, il y a une dimension poétique et ironique dans le cinéma de Claude Goretta, comme cela peut être le cas dans son film L’invitation. Mais Goretta s’est plutôt tourné vers le passé pour parler d’aujourd’hui. Soutter, lui, s’intéresse à la psychologie et au présent. Son cinéma est très poétique. Il s’interroge aussi sur les voies de la création cinématographique. Le seul cinéaste du Groupe 5 vraiment comparable à Murer est Jean-Louis Roy. Ce dernier est le seul à réaliser un film d’espionnage totalement déjanté, L’inconnu de Shandigor, avec Serge Gainsbourg comme acteur. Et surtout avec Black Out, l’histoire de ce couple d’un certain âge qui, par peur de ce monde qui est train de s’écrouler autour d’eux, décide de se barricader à l’intérieur de sa villa de la banlieue genevoise. A l’instar de Roy, Murer exploite le registre du fantastique. Son sketch de Swissmade est une vraie petite science-fiction. Grauzone a été programmé par le Festival du film fantastique de Neuchâtel (NIFF). Ce film est unique dans le paysage du cinéma suisse. Murer arrive, à partir du quotidien, à créer une mythologie autour de ses figures. En cela, ses films sont intemporels. Il est le seul cinéaste suisse à avoir approché de façon évidente le genre fantastique. Cela le rend vraiment unique, y compris au sein de ses camarades alémaniques (Markus Imhoof, Thomas Körfer, etc).


La mission du centre de recherche et d’archivage de Penthaz

Inauguré officiellement le 6 septembre prochain, le centre de Penthaz est le premier bâtiment construit entièrement avec de l’argent de la Confédération destiné au cinéma en Suisse. Cinéastes, chercheurs, étudiants et toutes les personnes intéressées pourront ainsi accéder à la mémoire du cinéma suisse et du cinéma en Suisse. «Notre travail de conservation et de restauration est effectué avec l’aide, notamment, de Memoriav, de la RTS et de la SRF. Il concerne à la fois des films inconnus, des films d’entreprise, des films de commande ou encore d’autres films provenant d’archives privées, du Ciné-Journal suisse ou liés à des événements de l’histoire suisse, comme par exemple le premier film sur la Fête des Vignerons qui date de 1905», explique Frédéric Maire. La Cinémathèque suisse conserve l’un des dix plus grands patrimoines d’archives cinématographiques au monde avec la National Film Registry de la Library of Congress, le Gosfilmofond de Moscou, le British Film Institute à Londres, la Cinémathèque royale de Bruxelles, la Cineteca nazionale à Rome, etc. «L’activité débordante de Freddy Buache, son fondateur, et de ses collaborateurs explique que les archives se sont très vites enrichies de dons de cinéastes amis, de cinémathèques sœurs comme la Cinémathèque française. En plus de ces dons, il y a eu également des dépôts de distributeurs. Nous conservons non seulement des films mais aussi des affiches, des dossiers de presse, des correspondances de cinéastes, des scénarios et d’autres documents d’archives et même des objets comme, par exemple, une partie des marionnettes et des décors de Ma vie de Courgette», conclut Frédéric Maire.


 

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