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Culture / Original et copies: les sources de l’art et de la littérature


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Socrate et sa bizarrerie, Proust et ses rats, Burroughs et ses chats, Henry James et son fameux motif dans le tapis, Giorgione et sa Tempête, Borges et son écriture raffinée, Kafka et le chien Karo, Joyce et son tropisme pour la scatophilie, ils sont tous présents dans «Rafistolages» de Jean-Claude Lebensztejn.



Un livre remarquablement fluide et dont l’auteur parcourt, mains dans les poches et en sifflotant,  les quartiers chauds de nos inconscients, ces quartiers à entrées multiples dans lesquelles se confondent le centre immémorial et les périphéries vouées au retour du refoulé. Avec ses analyses si fraîches, fines et pénétrantes, son côté connaisseur, ses multiples ramifications et ses correspondances inattendues, il réenchante tout ce dont il parle.

L'auteur

Ancien élève d’André Chastel, le spécialiste français de la Renaissance italienne, grand curieux et historien d’art atypique, Jean-Claude Lebensztejn publie depuis 40 ans des ouvrages sur les normes du goût et des valeurs esthétiques, sur les à-côtés, les accessoires de l’art, tels que le cadre et le socle, ou les images transgressives, comme, par exemple, les représentations d'enfants et d'adultes en train d’uriner. Il a dirigé la thèse de Magali Le Mens, Modernité hermaphrodite: art, histoire, culture et écrit un commentaire profond, fin et érudit de 450 pages sur les 15 pages d’Alexander Cozens intitulées Nouvelle méthode pour secourir l’invention dans le dessin des compositions originales de paysage (1785), texte appelant les peintres et dessinateurs, à partir de simples taches d’encre jetées sur le papier, à ne plus imiter la nature mais à la réinventer.

William Burroughs et les chats

Le dernier journal intime de Burroughs se clôture sur l’énumération de ses chats morts, Fletch, Spooner, Ruski, Calico, ce dernier écrasée non loin de chez lui. A cette époque de la fin de sa vie, son traitement à la méthadone lui enlève son goût pour les jeunes garçons et de ce vide surgit son amour pour les animaux.

Son chat préféré, Fletch, avait 13 ans, était obèse, noir et cardiaque et quand il est mort, le chagrin ressenti par son maître a été intense et profond. Il le nourrissait compulsivement. Dans Entre Chats est racontée l’arrivée de ce Fletch. Non coupé, fourrure noire scintillante, des taches blanches sur le buste et sur le ventre, ronronne, se blottit contre lui, est exquis, délicat, tout éclat et charme, gloutonnerie, yeux verts, tête lisse, mince et sinuante.

Lui survivront la grosse Mutie et la rousse Ginger, le bleu russe, Ruski et leurs deux chatons, Calico et Wimpy. «Ma fréquentation des chats m'a sauvé d'une ignorance crasse et incurable. On dit que les chats sont les animaux les plus éloignés du modèle humain. Cela dépend du genre d'humain auquel vous vous référez, et bien entendu de quels chats. Je trouve parfois les chats incroyablement humains», écrit Burroughs. 

A l’étonnement de son biographe, Burroughs devant ses chats quitte son habituel cynisme, pour s’émouvoir et même pleurer à chaudes larmes, les mêlant à l’évocation de ses proches disparus, Ruski, Spooner, Calico équivalents à Mère, Joan, sa femme, Brion son père, et Anthony, son fils. Ainsi donc, Wimpy pleure et gratte à la porte comme le faisait, 35 ans plus tôt, son défunt fils.

Oui, pour l’auteur du Festin nu, le chat est le médium de la grâce – désinvolture, élégance, délicatesse, beauté. Il n’offre pas ses services, il s’offre lui, et en échange, car c’est un être pratique, il exige le gite et le couvert.

La maison du beatnik est donc pleine de chats errants se reproduisant entre eux vu que le maitre rechigne à les faire opérer, pleine d’odeurs fortes, de rixes violentes, de chatons dont on ne sait que faire.

Les chats et moi, c’est à la vie et à la mort, disait-il, lui qui jeune, au Mexique, les avait si férocement sadisés. Rappelez-vous quand, en 1953, sous l’emprise du manque, ainsi qu’il le raconte dans Junky, son personnage torture un chat. Il colle son nez contre le sien, le chat tente de le griffer, il le frappe à la tête avec un livre, le chat lui pisse dessus et hurle, il continue à le frapper, les mains ensanglantées des coups de griffes. En sueur, se léchant les lèvres, il attrape une lourde cane. Joan Vollmer, sa femme, intervient, le chat s’échappe.

Quarante ans plus tard, dans Entre Chats, il revit la scène, comprend qu’il se faisait du mal à lui-même et qu’il ne le savait pas. Le chat était son double, son démon «formé de clair de lune blanc et brûlant». C’est l’histoire de sa vie. A Lima, un jeune garçon endormi sur son épaule lui semble un jeune chiot affectueux. A Tanger, Kiki, son petit ami, ronronne quand il le caresse. Il frappe un chat, il frappe un garçon, il les cherche ensuite, les trouve, s’excuse et à chaque fois, ils reviennent.

L'énigme

Le texte d’ouverture de Rafistolages fait état d’une énigme littéraire, «L’image dans le tapis» de Henry James, et d’une énigme picturale avec la toile La Tempête de Giorgione. A partir de là, l’auteur mène une enquête autant qu’une quête du vrai et du faux, de la vérité ou de la réalité. Tout en nous rappelant sporadiquement qu’il n’y a peut-être ni énigme, ni vérité, pas de clef, et que c’est sans doute cela même qui est le secret de tous les secrets. Comme disait Kafka, le secret est juste là devant nous, nous avons le nez collé dessus mais nous ne le voyons pas.

Côté motifs dans le tapis, Lebensztejn propose tout simplement la pédérastie car, dit-il, Henry James était fasciné par l’homosexualité clandestine et néanmoins si présente en tant que spectaculaire refoulé dans l’Angleterre victorienne. Oui, les chimères manquent de naturel et ce qui est arrivé, c’est que ce n’est pas arrivé. L’énigme étant soit devinette donc inutilement futile ou mystère et donc inutilement profonde, s’obséder dans la volonté de la percer à jour, c’est tomber en chute libre dans un piège sans fond. 

La Tempête

La multitude d’interprétations, par exemple, de La Tempête de 1508, tableau manifeste de Giorgione est sidérante. Cette toile résiste magnifiquement à tous ses commentateurs. Vasari, par exemple, écrit n’y rien comprendre et n’avoir jamais trouvé personne qui la comprenne. Cette toile est considérée comme ayant été la première peinture de paysage et on en a donc donné une multitude d’interprétations: les quatre éléments, eau, terre, feu et air; guerre et charité; représentation d'Adam et Eve après la Chute; Vénus allaitant Cupidon avec ses larmes; un passage de l'Odyssée d'Homère, l'histoire d'Iasion et de Déméter, qui s'unissent pour donner naissance à Ploutos... 

Bas-côtés et à-côtés 

Dans Ulysse, Molly Bloom se lave le visage à l’urine – lotion antiride –, Stephen et Leopold pissent de concert des jets divers et la scène du bordel, univers ô combien burlesque se détache sur un fond de vie paisible. La norme et l’excès se renforçant l’un l’autre.

Marcel Jouhandeau, André Gide et Walter Benjamin racontent tous trois que pour arriver à la jouissance Proust observait des rats affamés s’entredévorant dans une cage.

Socrate l’atopos

Les dialogues de Platon le qualifient d’extravagant, étrange, déroutant, étonnant, excentrique. En grec: atopos. Inclassable, insituable, atopique. L’absence de lieu (topos) pour un grec ancien est donc bizarre. Absurdité, chose étrange, insensée, le comportement de Socrate dans le Banquet. Il arrive au milieu du souper. Moins en retard que d’habitude!

Il fait l’amant alors qu’il se met en position d’aimé. C’est un séducteur. Il ensorcelle pour produire un effet de raison. Avec lui, le réel et l’étrange cessent de s’opposer.

L’homme qui rencontre la mort  

William Burroughs avait accumulé de multiples petits livres sur la mort. La question le passionnait. Et en 1997, à 83 ans, il raconte l’histoire de l’homme qui rencontre la mort. Le serviteur va au marché où il rencontre la mort qui le regarde avec horreur. Il rentre à toute vitesse chez son maître et lui demande la permission de fuir à Bagdad. Permission accordée. Le maitre va au marché et demande à la mort pourquoi elle était horrifiée. La mort lui répond qu’elle n’était pas horrifiée mais étonnée de rencontrer ici le serviteur vu qu’elle avait rendez-vous avec lui le soir-même à Bagdad. 

On trouve ce conte persan au XIIIème siècle dans l’Orient médiéval, dans un dessin animé de Marjane Satrapi, un roman de Somerset Maugham, un scénario de G. G. Marquez, dans des poésies, un film, une pièce de théâtre, partout!

Burroughs l’a-t-il trouvé lui chez J.-L. Borges ou chez Jean Cocteau, chez qui il figure aussi?  

Plagiat et détournement

Burroughs, élevé dans le culte de la propriété privée, a eu beaucoup de peine à accepter sa propension à détourner, comme le faisaient avant lui Guy Debord et Gil Wolman, les vrais inventeurs du cut-up, mais quand, sous l’influence de Brion Gysing, il l’a enfin admis, il l’a fait pleinement.

«Les écrivains travaillent avec des mots et des voix tout comme les peintres travaillent avec des couleurs; et d’où viennent ces mots et ces voix? De bien des sources: des conversations entendues et surprises, des films, et des émissions de radio, des journaux, des magazines, et oui, d’autres écrivains; une phrase vient à l’esprit d’un vieux western lu dans un magazine cheap il y a des années, pas moyen de savoir où et quand», écrivent Brion Gysing et Burroughs dans leur manifeste de 1977 intitulé, en français Les Voleurs, exposé esthétique revenant sur le cut-up, le collage, le pillage, le détournement, les déplacements. Tout appartient au voleur inspiré, écrivent-ils, musée, cinéma, musique, livres, monuments, le Louvre, tout. Vive le vol éhonté! Bosch, Michel-Ange, Renoir, Monet, Picasso, volez tout!


«Rafistolages (James, Burroughs, Kafka, Proust, Platon, Marivaux, Donne, Autophagie, Palmarès)», Jean-Claude Lebensztejn, Editions Macula,  184 pages.

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