Culture / Norilsk, la ville la plus froide et la plus polluée du monde
Projet prométhéen de l’époque stalinienne, mené à mains nues ou presque, dans les conditions extrêmes de l’Arctique, Norilsk est une ancienne cité du Goulag, bâtie à côté de mines de métaux précieux. Un livre retrace son histoire.
Taline Ter Minassian est une historienne française d'origine arménienne. Elle vient d'éditer un livre sur Norilsk, une ville fascinante qui représente aujourd'hui encore pour les Russes des enjeux internationaux énormes, géopolitiques, stratégiques, sanitaires, écologiques et éthiques.
Taline Ter Minassian sur radio Aligre FM. © DR
Genèse du projet
Ce projet a été voulu par Staline, au milieu des années trente. Il est fondé sur la volonté pour l’Union soviétique d’acquérir du nickel, ce minerai absolument stratégique, nécessaire dans les alliages de type blindage, et de l’acquérir à moindre coût grâce à une main d’œuvre gratuite constituée par les travailleurs du Goulag, les zeks, (abréviation de zaklioutchennyï, détenu), prisonniers traités différemment selon l’activité qui était la leur dans le camps, car le Norillag (composé du combinat minier et métallurgique et du camp du Goulag de Norilsk), outre ses nombreux mineurs, comptait aussi des intellectuels, de nombreux ingénieurs et géologues et un groupe plus restreint d’architectes déportés, auxquels fut assigné une mission précise: construire une vraie ville au milieu de nulle part.
Un style détaché de son contexte
Cette ville a été construite dans un registre stalino-musolino-balkanique par Kévork Kotchar et Mikael Mazmanian, des architectes arméniens qui étaient des prisonniers, victimes de la répression stalinienne, et qui ont été déportés au Goulag à la fin des années 1930.
Issus du courant constructiviste soviétique, et ayant subis aussi l’influence de l’architecture mussolinienne, les deux architectes avaient une double mission: chercher des moyens permettant d’édifier des bâtiments pérennes sur le permafrost et répondre aux défis posés par la construction d’une ville coupée du monde.
Ils vont prendre en charge tous les aspects de cette construction, les aspects techniques, pratiques et esthétiques et apporter une touche littéralement surréaliste, rappelant l’imaginaire à l’œuvre dans les toiles de De Chirico, à la ville stalinienne surgie des glaces.
Ils construisent Norilsk d’après le plan d’Erevan, ville arménienne de l’extrême sud de l’Union soviétique. Ce mimétisme, cette invraisemblable manière de transplanter une forme d’urbanisme, dans des conditions qui sont complètement autres – passant d'un environnement pensé pour une ville tapie dans une montagne baignée de soleil comme Erevan à un terrain ressemblant à une banquise vouée à dix mois par an de froid intense comme Norilsk – s’explique de deux manières.
La première, c’est qu’à l’époque stalinienne, les architectes avaient une marge de manœuvre des plus réduite et que donc Kévork Kotchar et Mikael Mazmanian ont reproduit un modèle qui avait déjà été agréé par le système. La deuxième est que les capitales régionales devaient tenir compte du folklore local.
Il s’agit de l’application du fameux mot d’ordre stalinien: socialiste dans le contenu et national par la forme. Là bas, dans ce grand nord, il y a des Nenets (une population indigène), des rennes, des yourtes, mais pas d’architecture pérenne. En l’absence donc pour eux de style local utilisable, ils choisirent le style qui leur était le plus familiers, le leur. Ils ont notamment représenté partout des feuilles de vignes, des grenades et mis des balcons en fer forgé aux immeubles d’habitation!
1956 – Les komsomols débarquent
Le camps a fermé en 1953 et en 1956, 29'000 jeunes s’installent volontairement à Norilsk. Cette jeunesse patriote, exaltée par les projets d’industrialisation, portée par la victoire de la seconde guerre mondiale et sans expérience directe de la répression des années 1930, transforme Norilsk en profondeur et y apporte de nouveaux modes de vie. Cette génération, lorsqu’on l’interroge aujourd'hui sur son rapport actuel à ce lieu, à cette cité, reste très attachée à la ville comme au combinat et se considère comme étant la seule détentrice légitime de la mémoire locale. Elle est très méfiante envers les anciens zeks qui, contrairement à eux, n'ont pas choisi délibérément de vivre ici.
Aujourd’hui – migrations économiques
Le mythe du front pionnier, c.-à-d. de la maintenance d’une vie urbaine dans un endroit en tous points hostile à cette présence, une sorte d’effort héroïque donc, est-il mort? Pas tout a fait. Face à ces deux mémoires urbaines contradictoires, celle du goulag et celle des komsomols, une troisième s’est progressivement formée: celle des migrants économiques, qui eux aussi se considèrent comme étant des pionniers et qui sont arrivés dans la ville durant les années de la perestroïka. Car, comme les autres villes arctiques riches en ressources énergétiques et minières, Norilsk a attiré des travailleurs venus d’Ukraine et d’Azerbaïdjan, puis du Caucase du Nord et d’Asie centrale. Les pionniers azéris, installés dès les années 1980, tiennent aujourd’hui la plupart des restaurants, cafés et boîtes de nuit de la ville, tandis que la seconde génération azérie domine les marchés, en particulier la vente de fruits et légumes acheminés depuis le sud.
L’homme le plus riche de la Russie
Ville fermée et d’accès réglementée, - on ne peut y rentrer qu’avec l’agrément des services de polices étatiques, un laisser passé officiel donc, c’est toujours aujourd’hui le plus grand gisement de nickel-cuivre-cobalt-palladium du monde. 50 000 ouvriers et employés vivent sur place, et, vu les conditions climatiques extrêmement dures, avec un salaire minimal de 1000 dollars par mois.
Chaque année, des millions de tonnes de dioxyde de soufre y sont rejetées dans l’air, ce qui en fait sans doute la ville la plus polluée du monde.
Des oligarques proches de Poutine, et en particulier Vladimir Potanine, en ont fait une sorte de fief. Potanine a été considéré comme étant l’homme le plus riche de la Russie et il a, en 2015, par exemple, acheté un Malevitch, le fameux Carré noir sur fond blanc, pour un million de dollar, afin de l’offrir au musée de l’Ermitage…
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