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Culture


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Il s’agit du premier ouvrage paru en français sur Alexandre Trocchi (1925-1984), directeur de revue, auteur de nombreux romans érotiques, compagnon de jeu lettriste et situationniste de Guy Debord, capitaine de péniche à New York, romancier et essayiste, louangé par la majorité des artistes anglais et américains des années soixante et soixante-dix dont l’histoire actuelle a conservé le nom tels que Patti Smith, Samuel Beckett, Jack Kerouac, Jim Morrison, William Burroughs, Allen Ginsberg, Leonard Cohen, John Lennon, Eric Clapton, et ici sévèrement jugé, fustigé et constamment blâmé par Christophe Bourseiller.



Christophe Bourseiller, auteur d’une biographie de Guy Debord qui a fait date, a eu beau admirer les situationnistes pendant des décennies, il ne s’est au grand jamais comporté comme eux, nous apprend-il dans ce libelle, en libertin et, aujourd’hui, il ne croit plus en leurs jugements péremptoires et leurs condamnations morales, ni en une libération autre qu’individuelle et, contrairement à eux en leur temps, il ne croit plus que la vie est une œuvre d’art.

Démystification

Oui, il aurait voulu être Alexander Trocchi, être aussi beau, aussi singulier, aussi talentueux que lui, être un séducteur, un libertin et être, lui aussi, adulé par tous ceux qui comptent dans la culture. En cet aventurier, il voyait son envers solaire, un modèle, un exemple à suivre mais, à présent, ayant enfin découvert qui il était vraiment, ce n’est plus du tout le cas.

Si Guy Debord et André Breton se ressemblent, il y a néanmoins une différence notable entre leurs deux mouvements: la plupart des surréalistes ont fait œuvre. Il fallait avoir beaucoup de talent pour appartenir au mouvement de Breton. C’est loin d’être le cas des situationnistes, juge notre historien. A part Raoul Vaneigem, Asger Jorn, René Viénet et Constant, on se trouve en présence d’une bande «d’huberlus, drôles, gouailleurs et toujours un peu voyous» mais ce n’est qu’une bande de copains, incluant les copains de copains.

Le chapitre XIII de ce petit livre qui en comporte quinze s’intitule Le plus grand canular du vingtième siècle? «C’était ça, l’horizon situationniste? Se brûler les ailes, s’autodétruire, refuser de faire œuvre?» Debord aurait-il monté un canular? Des indices laissent rêveur.

Le chapitre XIV aborde le rapport de Debord à l’argent et sa pratique sordide de la sexualité.
«Cet égoïste revendiqué méprise et piétine les autres, qui deviennent des instruments, des marionnettes, des jouets que l’on casse après usage.»

Le chapitre XV révèle que celui qui prétendait abolir toute limite n’a fait qu’instrumentaliser les autres et qu’il était un control freak qui n’a eu qu’une seule idée en tête pendant toute sa vie: contrôler les autres, contrôler la publication de ses écrits, et contrôler l’image posthume qu’il laisserait. «Ainsi, Guy Debord a obtenu la gloire, tout en perdant son combat contre le spectacle, il a prétendu affronter la domination spectaculaire, mais le spectacle lui a érigé une statue.»

Le glosateur

Christophe Bourseiller a donc écrit ce livre pour comprendre ce qui l’attirait tant chez ce héros négatif qu’est Trocchi. Négatif lui ne l’est pas du tout. C’est la positivité incarnée. Mais une positivité mélancolique. Lire sa page Wikipédia prend un quart d’heure et donne le tournis. Il a publié 43 livres sur les mouvements minoritaires, les extrémismes politiques, les contre-cultures, la musique industrielle et la new wave des années 1980, joué dans 36 films, 17 téléfilms, animé 17 émissions de radio, 14 émissions de télévision, a dirigé chez Denoël les 5 numéros parus de la revue Archives et documents situationnistes, créée en 1981 une radio libre, collectionné des centaines de milliers de tracts revendicatifs et de documents de propagande et il a fait tant de choses encore, comme être franc-maçon par exemple, expérience à laquelle, il a bien sûr consacré l’un de ses innombrables livres – c’est fou!

Il a été plongé dès l'enfance dans un bain culturel. Ses parents, gens de théâtre, lui font côtoyer Ionesco, Genet, Aragon; mais la famille est «décomposée, très souffrante», victime de «déstructuration post-68». A 7 ans, son parrain Jean-Luc Godard le filme dans Une femme mariée et lui offre le Petit Livre rouge. De quoi le nourrir intellectuellement, pas affectivement. Le gamin devient un cancre absolu, dépressif. «Les profs me diagnostiquaient idiot et voulaient m'orienter vers un travail manuel.» Il dépense son argent de poche en journaux d'extrême gauche et collectionne les tracts, pour le plaisir de «comprendre les différences entre les groupes». Adolescent, il trainait solitaire, nous apprend-il, son hautain ennui. Il rejetait la chair. Ses parents étaient nudistes et lui d’une pudeur extrême. Il avait peur, peur des autres, peur des femmes, peur de tout.

De la misère en milieu étudiant, la fameuse brochure situationniste, lui a fait abandonner l’extrême gauche maoïste pour l’ultragauche. Affirmant faire de leur vie une œuvre d’art, vivre sans temps mort, jouir sans entrave et exister dans une fête perpétuelle, les situationnistes incarnaient son exact contraire.

Alexander Trocchi, œuvre d’art

Né en 1925 à Glasgow, d’un père italien et d’une mère écossaise, Alexander Trocchi écrit et lit beaucoup, vénère Giono et Orwell et, tare secrète dit Bourseiller, prend de la benzédrine. Il réussit ses examens de fin d’études, touche une bourse, se marie à 21 ans et devient père à 22. Après divers voyages, il s’installe à Paris, ville abritant encore alors des artistes venus du monde entier. Devient pigiste pour un journal écossais, poste qui lui ouvre les portes du Tout-Paris. Il change de compagne, lance la revue Merlin, dont le premier numéro sort le 15 mai 1952. La revue trouve aussitôt son public. On l’achète à Londres, New York, Amsterdam. Elle est l’organe des Anglo-Saxons de Paris. Sartre permet à Trocchi d’y publier des articles pris librement dans Les Temps Modernes. Beckett lui offre un texte. Dans les 8 numéros, il y aura des contributions de Miller, Malaparte, Genet, Neruda, Ionesco, Adamov ou encore Robert Creeley. Ce succès le pousse à envisager la création d’une maison d’édition. Ce que fera l’éditeur du Lolita de Nabokov, Maurice Girodias qui lance une collection Merlin qui publie Henry Miller, le Journal du voleur de Jean Genet, Watt de Beckett et Les Onze Mille Verges d’Apollinaire. Trocchi écrira sept romans érotiques pour Girodias. Etonnamment bien écrits. Le héros y est constamment amoral, incapable de ressentir le moindre remord.

L’auteur, lui, se drogue de plus en plus et laisse libre court à l’expression d’une libido expérimentale et débridée. Sa compagne le quitte. Il renoue avec la précédente. Et ainsi de suite.

En 1954, il rencontre le succès avec un roman publié sous pseudonyme, Young Adam. Son personnage est une crapule et un lâche, un être sans foi ni loi, veule et torturé par le désir.

En 1955, il se pique pour la première fois à l’héroïne et devient membre de l’Internationale lettriste de Guy Debord qui exige de Trocchi qu’il abandonne toutes ses fréquentations et activités antérieures. Trocchi, pris d’une véritable passion pour son nouvel ami, accepte. En octobre 1955, Potlatch, la revue du mouvement, annonce que Trocchi s’est rallié et a démissionné de Merlin. En réalité, l’écossais continue à écrire et publier mais sous pseudonyme. Il part à New York et devient capitaine sur une barge longue et plate qui livre des minerais.

A Greenwich Village, il rencontre une blonde de 21 ans, Marilyn Rose Hicks. Il l’épousera au Mexique en 1957 où il essaye la mescaline et le peyotl. Ils vont vivre à Los Angeles et ils y fréquentent Jim Morisson et Jack Kerouac.

En été 1957 surgit l’Internationale situationniste. Drogué, amoral et révolté, pour Debord, Trocchi en est l’un des membres d’office. Lui a déménagé avec sa nouvelle épouse à Las Vegas où elle fait le trottoir pour trouver l’argent de la drogue dont ils usent tous deux. En 1958, ils retournent à New York. Pour vivre, Alexander écrit des articles, fait des traductions et signe un contrat pour un roman. 

Le livre de Caïn sort le 25 avril 1960. On y lit le quotidien d’un capitaine de chaland. Le roman est une ode à la drogue, apologie si typique de l’époque, celle de Ginsberg et de Burroughs, celle de Selby et du Heroin du Velvet Underground. Il en vend quinze mille exemplaires. Par ailleurs, il deale et ouvre des ateliers de peinture psychédélique. Il est arrêté en tant que consommateur. L’IS sort un tract à Londres pour le soutenir! Tract signé par Debord, Jorn et Jacqueline de Jong. Il se fait coincer en train de vendre de la drogue à une mineure, on paie sa caution et suite à diverses aventures, il se retrouve au Canada où il est accueilli par le très jeune Leonard Cohen sous les yeux médusés duquel il se pique!

Il retourne à Glasgow. Young Adam est édité en Angleterre et rencontre du succès. La presse littéraire le compare à Camus, Tchekhov ou Simenon. Il écrit un essai, L’insurrection invisible d’un million d’esprits, essai qui sera publié dans l’Internationale situationniste en 1963. 

En 1962, il participe à une conférence d’écrivains qui lui permet de rencontrer William Burroughs. A cet événement assistent entre autres Henry Miller, Norman Mailer, Alain Robbe-Grillet, Mary McCarthy, Bertrand Russel, James Baldwin, Truman Capote. 

En dépit de son casier chargé de toxicomane patenté, Alexander Trocchi est adoubé par le milieu littéraire anglo-saxon, écrit Bourseiller, ulcéré.

Il part rejoindre Burroughs à Tanger. Où, dans une illumination subite, il découvre Sigma, un concept fourre-tout qui sera sa carte de visite pendant les dix années suivantes. Il multiplie les manifestes. Baudruches vides s’exclame Bourseiller! Jugeant qu’ils sont dépourvus de tout contenu. 

En juillet 1964, il participe à un séminaire d’anti-psychiatrie avec R. D. Laing et D. Cooper. Sigma gagne en notoriété. Un peu jaloux, d’après notre enquêteur, Debord décide de rompre avec lui tout en continuant à le ménager, ce qui est vraiment rare de sa part.

Le 11 juin 1965, le Robert Albert Hall de Londres accueille un event, organisé par Trocchi et Ginsberg, devenu mythique dans l’histoire de la littérature Beat: l’International Poetry Incarnation. Moment inaugural de la contre-culture de masse des années 60. Sept mille personnes sont présentes pour assister à un récital poétique qui tient à la fois du meeting politique et du happening provocateur.

Le LSD débarque à Londres. Tout le monde en prend. Trocchi entre dans un journal underground, International Times pour lequel un concert des Pink Floyd a lieu lors de la soirée de lancement. 

En 1968, il a quarante-trois ans et la mélancolie le ronge, nous dit Bourseiller. Pour survivre, il traduit excellemment du français vers l’anglais.
En 1972, il acquiert un étal de bouquiniste aux puces de Portobello Road et se métamorphose alors en expert de livres et de gravures anciens. Il fréquente les ventes aux enchères.

Il meurt en 1984, à cinquante-huit ans, d’une pneumonie, un an après une intervention chirurgicale pour un cancer du poumon. Sa femme meurt d’une hépatite fulgurante. Son fils aîné, mort, le cadet se suicidera quelques mois après la mort de son père.

Voilà, pour le Christophe Bourseiller d’aujourd’hui. Rétrospectivement, Alexander Trocchi n’était qu’un frimeur, incapable de subvenir aux besoins de ses enfants, un toxicomane pris en charge par l’Etat, un déclassé qui menait une existence précaire, un héros illusoire dont il ne reste rien.


«Dossier Trocchi. L'homme qui voulait faire de sa vie une œuvre d’art», Christophe Bourseiller, Editons de La Table ronde, 144 pages.

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