Culture / La pauvre courtisane de Versailles
Film d'ouverture du Festival de Cannes, «Jeanne du Barry» de Maïwenn est un beau spectacle, quoique historiquement arrangé et un peu vain. D'où sans doute sa tenue à l'écart de la compétition, où la cinéaste avait déjà figuré. Et comme c'est souvent le cas dans ce genre de grosses productions, le «méta-film» est presque plus intéressant que le film lui-même.
Après Mon roi, film inspiré de ses propres amours toxiques avec un escroc, quoi de plus logique que cette Jeanne du Barry qui la propulse amante d'un vrai roi, Louis XV? L'irrésistible ascension de Maïwenn (Le Besco) au firmament du 7ème art ne pouvait décemment s'arrêter à une chronique people inexplicablement sélectionnée en compétition à Cannes. La voici donc qui signe une sorte de «film tapis rouge» ultime, tourné à Versailles et peuplé de visages connus, à commencer par celui de Johnny Depp. Mais il y a aussi un projet plus estimable: rendre son prénom à celle qu'on ne connaît aujourd'hui plus que sous le nom de Madame du Barry. Une femme qui valait mieux que sa légende de courtisane profitant d'un roi vieillissant avant de finir guillotinée par la Révolution.
Las! Cette réhabilitation ne sera pas allée sans une polémique liée à l'opportunité de lui adjoindre celle de Johnny Depp, honni des féministes depuis son procès pour de supposées violences conjugales. On pourrait tout aussi bien se demander pourquoi le film possède un narrateur masculin (Stanislas Stanic), mais passons... Mieux vaut se réjouir qu'il échappe au ridicule et qu'il présente même des passages très réussis. Sujet oblige, Maïwenn y a bridé sa fougue parfois brouillonne (cf. aussi Polisse et ADN) pour une mise en scène plus tenue que d'habitude. Quant à son interprétation de la favorite du roi, elle est remarquable malgré ses vingt ans d'écart avec le modèle et même si on peut appeler ça se donner le beau rôle: il y a clairement une part d'identification de l'actrice/autrice avec cette femme du peuple partie de rien, qui s'est hissée au sommet de la société de son temps. Le film y trouve sans doute sa raison d'être.
Spontanéité contre rituels
Rien ne prédestinait en effet Jeanne Bécu, fille illégitime d'une roturière et d'un moine née dans un trou perdu de la Meuse, à devenir la compagne du roi à Versailles. Le résumé de sa jeunesse selon le film diffère sensiblement de sa fiche Wikipédia. Quant à son ascension dans le demi-monde parisien où elle se fit connaître par sa beauté et ses amours mercenaires, il est pudiquement survolé, même si on l'entend avouer préférer la «galanterie» au dur labeur. Tout ceci est donc à prendre avec des pincettes, comme c'est le cas pour tant d'autres biopics. On entre véritablement dans le vif du sujet lorsque Jeanne adopte le nom de son protecteur, un comte du Barry (Melvil Poupaud) qui la violente avant de la pousser dans le lit du roi par intérêt, non sans passer par les «hommages» brutaux d'un vieux duc (Pierre Richard) et un examen gynécologique humiliant qu'elle subit de plus ou moins bonne grâce.
C'est dans le frottement entre la nature spontanée de Jeanne et la lourdeur de l'étiquette versaillaise que se joue l'essentiel du film – son récit et son style. Comme dans le récent La Mort de Louis XIV d'Albert Serra, il y a quelque chose de fascinant dans le spectacle de cette classe privilégiée qui s'est inventé des rituels sociaux ahurissants. On comprend d'autant plus aisément qu'un Louis XV vieillissant (Johnny Depp, qui lui a l'âge du rôle) tombe sous le charme de cette jeune femme pétillante et sans chichis, qui plus est douée pour «la bagatelle». Et que la cour, ainsi rappelée au ridicule de sa condition, la jalouse et la rejette, à commencer par les filles du roi, quatuor de précieuses inutiles. Seul La Borde (Benjamin Lavernhe), premier valet de chambre du roi et sorte de chef du protocole officieux, prend discrètement le parti des amoureux.
Il faudra un titre pour assurer la place de Jeanne à la cour, finalement obtenu par un mariage de pure forme avec du Barry (en réalité, ce fut avec son frère!). Puis, malgré sa tenue à l'écart de toutes les affaires politiques, c'est le mariage du dauphin (le futur Louis XVI) avec une certaine Marie Antoinette pour s'allier avec l'Empire autrichien qui posera problème. Commence alors une sorte de jeu absurde pour entrer dans les bonnes grâces de cette dernière. Pour finir, le «règne» de Madame du Barry ne sera pas long: à peine six ans avant que la variole n'emporte son roi. Dans le film, l'occasion d'émouvantes déclarations d'amour, sans doute trop belles pour être réelles. Quoi, pas de crainte d'une contagion? Aucune explication à son envoi précipité dans un couvent? Pas la moindre mention du duc de Brissac, capitaine du régiment suisse du roi qui deviendra son prochain grand amour?
Le destin d'une transfuge de classe
Bref, il y a autant de belles séquences dans la film que de questions qui vous turlupinent – le plus mystérieux étant sans doute comment les membres de cette cour désœuvrée échappent à l'ennui, ou plutôt s'en accomodent. Au final, le film n'est sûrement pas indigne des tentatives passées de raconter ce destin hors norme: les Madame du Barry d'Ernst Lubitsch (avec Pola Negri, 1919), de William Dieterle (avec Dolores Del Rio, 1934), et de Christian-Jaque (avec Martine Carol, 1954). Mais la comparaison qui s'impose est plutôt la Marie Antoinette de Sofia Coppola (2006, dans laquelle la du Barry était campée par Asia Argento), suffisamment originale quant à elle pour se voir hissée dans la compétition cannoise. Si le film de Maïwenn n'en imite pas les anachronismes délibérés, surtout côté musical, elle en retient l'idée d'un point de vue limité sur cette cour étrange, ici bien résumée par cet échange: «C'est grotesque! / Non, c'est Versailles.»
Celle que ses ennemies surnomment avec un mépris de classe «la créature» est présentée par Maïwenn comme une femme libre et entière, qui adopte sans peine sa nouvelle vie de luxe mais qui ne maîtrise rien, soumise qu'elle reste au bon vouloir du roi. Dans le rôle de ce dernier, un Johnny Depp avare de paroles (aussi pour limiter l'obstacle de l'accent) est suffisamment opaque pour laisser tout imaginer: un attachement réel comme une indifférence fondée sur un parfait égoïsme. Les féministes ont beau hurler à la trahison, le casting du roi déchu de Hollywood ne manque ni d'à-propos ni d'un certain panache! Arriviste et inconséquente, Maïwenn? Plutôt lucide sur des positions toujours changeantes sur l'échiquier du pouvoir. Et si sa belle aventure cinématographique ne devait plus durer, pour cause de soudain insuccès, on pourra même qualifier cette Jeanne du Barry d'autoprophétie.
VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET
1 Commentaire
@willoft 19.05.2023 | 11h22
«Beau résumé, sauf la conclusion.
Maïwenn est trop brillante pour finir sur l'échafaud
!»