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Culture / La mémoire de l'eau

Norbert Creutz

8 octobre 2020

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A Berlin de nos jours, une grande amoureuse blessée rencontre un plongeur-scaphandrier dont elle s'éprend aussitôt. Avec Ondine, l'Allemand Christian Petzold signe un superbe conte fantastique qui joue avec l'idée de la persistance mémorielle. Un des grands films de l'année, par un cinéaste toujours trop méconnu.



Il y a trois ans, tout le monde s'était entiché de La Forme de l'eau (The Shape of Water) de Guillermo del Toro, fable éminemment cinéphile sur la relativité de la monstruosité passée d'un Lion d'Or à la Mostra de Venise à de multiples Oscars. Osera-t-on dire qu'on lui préfère cette également aquatique Ondine (Undine en v.o.) de Christian Petzold? Allez, osons. Parce qu'à la surcharge référencielle et à la perfection storyboardée de son confrère mexicain installé à Hollywood, l'Allemand substitue un style nettement moins manipulateur et coûteux,qui ramène au premier plan cet élément essentiel du fantastique: le mystère.

Habitué du festival de Berlin et passé tardivement à une notoriété plus internationale avec Barbara (2012), Petzold n'a rien d'un cinéaste évident. Son mélange de classicisme et de modernité peut aussi bien dérouter que séduire, comme plus récemment dans Phoenix et Transit, deux films déjà visités par l'ange du bizarre. En s'aventurant cette fois clairement dans le fantastique, mais à sa manière, il fait un pas de plus vers une singularité absolue. Qui préfère un cinéma qui vous prend par la main pour ne plus la lâcher aura de la peine avec son art du contre-pied déstabilisateur et ses questions laissées en suspens. Mais qui adhère aussi bien à cette tactique de maintien en éveil de l'esprit qu'à l'intense romantisme sous-jacent devrait apprécier cette revisitation du mythe d'Ondine, génie féminin des eaux popularisé en 1811 par une nouvelle de l'écrivain Friedrich de la Motte Fouqué.

Le romantisme revisité  

Plutôt que dans un univers de conte de fées, de châteaux et de chevaliers, Petzold a choisi de situer son film entre le Berlin d'aujourd'hui et un lac de barrage de la région de Wuppertal, d'où il est originaire. Et son film commence tout simplement par un dialogue tendu de couple à une table de café, où la jeune femme finit par annoncer à l'homme: «Si tu me quittes, je vais devoir te tuer.» Sur ce, elle se rend au travail assurer une visite guidée consacrée aux maquettes du centre d'urbanisme de la ville, en espérant bien qu'il se sera ravisé d'ici son retour. Mais l'indélicat en profite bel et bien pour filer. C'est alors que, revenue au café, Undine Wibeau tombe sur un autre homme qui l'a suivie après sa présentation: Christoph est plongeur-scaphandrier et leur rencontre – mémorable – a lieu sous le signe de l'eau, grâce à un grand aquarium. Un coup de foudre qui sauvera l'infidèle Johannes, ou bien étaient-ce juste des paroles en l'air?

Pendant un bon bout de temps, on peut oublier cette étrange menace et même toute référence à l'Ondine légendaire. Petzold semble passé à autre chose en s'intéressant aux traces du Berlin d'autrefois dans un urbanisme galopant ou au travail de réparateur de turbines de Christopher, qu'il s'arrange pour rendre poétique. En reconstituant son couple de Transit (2018), Paula Beer et Franz Rogowski, il profite aussi pleinement de leur alchimie exceptionnelle, de sorte qu'on se contenterait presque de leur drôle de love story. Mais bien sûr, leur bonheur ne saurait durer. En effet, que serait le romantisme, surtout germanique, sans drame annonciateur d'une tragique impossibilité amoureuse? Et Petzold a autre chose en tête qu'un simple conte réactualisé. Il est de ces cinéastes qui aiment jongler avec les idées. Pas forcément à travers une démonstration de maîtrise classique façon Lang, Hitchcock ou Sirk, mais plutôt en suggérant des pistes, en héritier aussi bien de la modernité d'Antonioni, de Godard ou de Fassbinder.

Réenchanter un monde désenchanté

Un jour sur la rivière Spree, nos tourtereaux croisent Johannes avec sa nouvelle compagne et Christopher se met à douter d'Undine. Puis un terrible accident vient précipiter le drame. Mais le véritable amour n'est-il pas plutôt sacrifice que désir de vengeance? Hantés par la perte de l'autre, les amants réagissent chacun à sa manière, Undine en révélant sa véritable nature et Christopher en se tentant de se consoler auprès de sa collègue Monika, après l'avoir vainement cherchée. Mais le souvenir d'un amour perdu n'est-il pas toujours le plus fort?

En parallèle à ce suspense s'esquisse une réflexion sur la rémanence du passé, aussi bien sentimental qu'architectural. Un nouvel amour peut-il vraiment effacer les précédents, de nouveaux bâtiments faire disparaître la ville d'autrefois? Et que dire de la tentative, dérisoire voire même dangereuse, d'en raviver le souvenir? Entre un passé mortifère et un futur brutal, le présent paraît bien fragile... Cinéaste obsédé par le temps et le thème de la disparition, l'ancien élève du ciné-essayiste Harun Farocki s'emploie à «réenchanter un monde désenchanté» et superpose ces couches de sens avec une touche légère. Rapide et ramassé (1h30) comme un film d'autrefois, mais aussi finement observé, référencé et ouvert qu'un film des années 1960-70, Undine intrigue, ne serait-ce que par la précision de sa mise en scène. Et même s'il est difficile d'en sortir en criant au chef-d'oeuvre, c'est un film qui continue de vous travailler longtemps après sa vision.


Undine (Ondine), de Christian Petzold (Allemagne-France, 2020), avec Paula Beer, Franz Rogowski, Maryam Zaree, Jacob Matschenz, Anne Ratte-Polle, Rafael Stachowiak. 1H30

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